Interview

Julio Le Parc

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Questions a Le Parc

Interview publié dans le premier numéro de Robho en juin 1967.

 

ROBHO. — Parti d'une idée collective de l'art, vous affirmant contre « l'artiste unique et inspiré », vous faites pourtant carrière, à la manière d'un artiste classique. N'y a-t-il pas la contradiction ?

 

LE PARC. — Oui. Mais il est vrai aussi que toute question formulée implique une réponse et question et réponse se retrouvent insérées dans un schéma fixe. Or, la réalité n'est pas schématique et un oui peut valoir un non selon les circonstances.

 

ROBHO. — Le Prix de Venise, consécration traditionnelle de l'artiste individuel, vous a été offert en 1966 et vous ne l'avez pas refusé. Vous n'avez pas non plus fait de déclaration contre ce prix. Pourtant, n'était-ce pas un piège qui vous était tendu par le milieu de la peinture, un piège qui permettait de vous récupérer ?

 

LE PARC. — Refuser le prix de Venise ne pouvait être fait qu'á titre individuel. Cela exigeait une attitude conséquente. Avant de refuser le Prix, il aurait fallu refuser de participer à la biennale. Refuser de participer a la Biennale équivalait à refuser toute manifestation publique du circuit artistique. En conséquence, pas besoin d'avoir une production si on ne cherchait pas le contact avec le public. D'ou — a la limite — inutilité de toute recherche et confirmation dans une blanche position puriste.

Je n'ai donné ni peu ni beaucoup d'importance à ce Prix. Si l'on veut, il y a une certaine complaisance de ma part à faire plaisir à mes amis, à mes compatriotes, a ceux qui avaient confiance en moi. Je suis allé à Venise et loin de moi l'idée d'y gagner un prix. Il est probable que si cette éventualité avait été analysée au sein du Groupe de Recherche d'Art Visuel, je n'aurais pas été surpris comme je l'ai été — et peut-être aurais je pu tirer parti de la situation d'une autre manière. Le tonus à l'intérieur du Groupe ne peut pas être toujours à son niveau maximum. Le Groupe est composé d'individus qui en même temps qu'ils apportent parmi nous leurs travaux, leurs idées, leurs initiatives, apportent aussi leurs propres contradictions, selon chaque situation particulière. Evidemment, on peut considérer le Prix de Venise comme un piège. On est continuellement soumis à des pièges — de l'extérieur comme de soi-même. Si une situation négative ne peut être changée en situation positive, on la laisse en veilleuse jusqu'à avoir assez de lucidité pour la dominer et en tirer les conséquences.

Toujours, devant les sollicitations de l'extérieur, il y a des choix à faire. Je crois que le Prix de Venise que j'ai reçu peut être négatif aussi bien que positif. La réalité, c'est que je I 'ai accepté parce que je ne pouvais rien faire d'autre. Ce peut être un événement assez important dans l'évolution de ma démarche et celle du Groupe. Mais pas plus important que certains manques d'initiative, que certaines indécisions, que d'autres compromis. Il est bien de déceler nos contradictions. Mais il faut placer notre démarche dans le réel et savoir faire la balance entre possibilités et limitations. Surtout: il faut la voir comme une étape vers d'autres situations.

 

ROBHO. — Par votre succès personnel, n'enlevez-vous pas tout sens à l'idée de Groupe ?

 

LE PARC. — Peut-titre. Mais, surtout, c'est mettre en question une conception assez idéaliste du Groupe. En fait, on ne peut pas considérer notre Groupe (composé de six membres) comme un septième membre, comme une entité. Chacun de nous a sa part de responsabilité dans ce que nous faisons comme dans ce que nous ne faisons pas.

Mon « succès personnel », que j'associe toujours au Groupe, peut être aussi un stimulant Personnellement, je cherche à obtenir que le Groupe fasse le maximum, mais il faut tenir compte d'un ensemble de limitations, surtout quand pour faire marcher le Groupe, il faut un travail précis qui prends un temps bien réel de chaque membre et des efforts personnels.

 

ROBHO. — On vous accuse de faire de petits objets, des gadgets, des dessus de cheminée. N'est-ce pas une manière de vous insérer dans le commerce ?

 

LE PARC. — Peut-être. C'est une façon d'apprécier certaines de mes recherches. Si c'est s'insérer dans le commerce que de tirer de la société dans laquelle nous vivons assez de moyens pour poursuivre notre démarche — alors oui, je m'insère dans le commerce, comme d'autres le font en fabriquant d'autres choses (critiques d'art, voitures d'enfants, photos, chaussures, films, etc.). Je crois que notre démarche doit trouver sa place socialement; pendant que les rapports sont en train de changer, il faut se plier à la réalité et, tout en tirant parti d'elle, contribuer à produire des changements.

II est à remarquer d'ailleurs, concernant les petits objets, que c'est souvent l'accumulation qui contribue à libérer le spectateur. II faut le faire entrer peu à peu dans l'esprit de l'ensemble et opérer, grâce au nombre, une transformation psychologique. A Venise, j'avais entassé de nombreux objets pour dévaloriser chacun d'entre eux et créer l'effet général. J'aurais pu isoler chaque pièce sur un mur blanc et limiter ma démonstration a dix objets. Or il y en avait 42, mélangés. II s'agissait de se détacher de chaque objet pour réagir à la multiplicité des sollicitations. En général, l'accumulation fait que le spectateur entre plus facilement dans le problème, et accroit sa participation. Très vite, il devient familier de l'esprit de l'œuvre. II se met à l'aise, décontracté.

 

ROBHO. — Hostile à la conception traditionnelle de l'art et de l'artiste, vous vous insérez néanmoins dans le circuit économique qui y correspond. Vous êtes attaché à une galerie commerciale, vous n'exposez que dans ce cadre. N'y a-t-il pas la contradiction ?

 

LE PARC. — Oui, et je ne cherche pas à me justifier. Des positions extrêmes peuvent être soutenues seulement dans l'abstrait et dans la passivité — ce qui peut entrainer une complicité involontaire avec ceux qu'on combat. Inséré dans la réalité, il faut une souplesse d'action.

Affirmer que je n'expose que dans le cadre d'une galerie commerciale est faux. D'ailleurs, il ne s'agit pas seulement d'exposer. Le problème, en ce qui me concerne, peut être vu de deux façons et ma démarche au sein du Groupe de Recherche d'Art Visuel à été orientée dans ce double sens. D'une part, mettre en évidence les contradictions de la situation de l'art actuel — et nous avons commencé par prendre conscience de nos propres contradictions (contradictions qui par ailleurs évoluent : aujourd'hui, en 67, elles ne sont pas les mêmes qu'en 1960 quand nous avons fondé le Groupe). D'autre part et parallèlement, on a cherché a produire autre chose que le tableau de chevalet pour lequel nous avions été préparés, autre chose et d'une autre manière, en créant une distance entre la chose faite et le réalisateur, pour réduire la distance entre la chose faite et le contemplateur.

J'ajoute que pour qui connait les déclarations du Groupe, une question semblable est mal venue. Le Groupe a toujours été conscient de ce que sa démarche devait se développer au sein de l'activité artistique en prenant les risques que cela comportait. Ce n'est pas notre faute si nous sommes victimes d'une sorte d'aberration.  Comment pourrions-nous quitter le milieu artistique ? Pour aller ou ? Chez les architectes ? Chez les médecins ? Chez les scientifiques ? Nous n'y serions pas accueillis. A la Foire du Trône? Mais eux aussi ont leurs conditionnements. C'est encore dans une Biennale d'Art que nous mettons le mieux en question ce qui se fait autour de nous. C'est la que nous contestons le mieux. Le spectateur vient de s'emmerder devant des centaines de fastidieuses « peintures » ou se sont exprimés quantité de génies, de torturés (le gars s'étale : « voila ce que je suis, voila ce que je sens : c'est moi... regardez-moi... »). Quand ils arrivent chez nous, ils vivent un autre moment, un type de dialogue. Ils participent. Pour la première fois, paradoxalement, la nouveauté peut être directement assimilée par un public de non-initiés.

 II y a toujours eu distance entre l'art et le public c'est l'Art qui était le coupable, pas le public. Il faut accélérer le processus d'assimilation. C'est ce que les « artistes » ne comprennent pas. IIs ne comprennent même pas qu'ils sont conditionnés. Qu'ils obéissent à des schémas préparés. Comment devient-on peintre par exemple ? Il y a un modèle collectif du peintre. Sa carrière sur une voie préparée a l'avance selon des archétypes créés avant lui. Même sa silhouette, son type social sont préconçus. Même sa conception de la peinture lui est dictée. On lui a dit qu'il avait pour mission de créer l'œuvre monologue, alors que l'œuvre dialogue est possible tout autant. Un jour, vers 28-30 ans, nous nous sommes dit : « Nous voici les pinceaux à la main... faut-il conquérir cette petite gloire, entrer dans les collections, se battre pour réussir ? Cela nous a paru dérisoire, vieillot, dépassé. Alors nous avons essayé de faire autre chose. Ce qui nous a frappés par exemple, c'est que dans le système actuel, même le message le plus évident du peintre est falsifié. Regardez par exemple destin de l'Op Art. II a été généralisé, mais a quel prix... Alors que des hommes comme Albers ou Vasarely pensaient aborder les problèmes aussi intéressants que la mobilité et l'instabilité de la surface, l'Op Art s'est répandu dans la mode: il est devenu une certaine manière de faire des taches jolies. Une variété de costumes à rayures. Le message profond a été récupéré à des fins commerciales et vidé de son sens. Quand Averty prend un tableau de Vasarely et le met comme toile de fond pour une de ses émissions (avec au générique : avec la collaboration involontaire de Vasarely »), il dénature le sens, il donne un coté décoratif. II ne reste rien du fameux message de l'artiste.

 

ROBHO. — Vous vendez à la fois des œuvres originales et des multiples. Ont-elles des fonctions différentes ?

 

LE PARC. — Une œuvre originale peut avoir des fonctions différentes. Un multiple peut avoir des fonctions différentes. Je ne vends rien personnellement. II y a des gens qui achètent mes choses, ils s'adressent à la galerie.

En outre, toutes mes œuvres peuvent titre multipliées, même par d'autres que moi — et en mieux... Ca fait partie intrinsèque d'une démarche ou l'intervention manuelle, personnelle de l'auteur n'a aucun sens. Quittant le schéma traditionnel d'appréciation qui cherche dans l'art le définitif et l'eternel, on peut voir les multiples comme une solution pour une étape intermédiaire.

 

ROBHO. — Vous employez un matériel apparemment fragile. Est-ce que vos œuvres sont faites pour durer ? Ou ne durent-elles que le temps d'affirmer une proposition ?

 

LE PARC. — Mes œuvres sont faites. Elles durent et ne durent pas. En outre, je les appelle surtout recherches. De cette façon, elles ont moins prétention à l'immortalité. Dans la plupart de mes recherches, les contingences extérieures — Iumières, etc. — jouent un rôle très important. On peut donc dire qu'elles n'existent que quand le rapport entre les éléments et les contingences extérieures se fait. Et si le spectateur peut être considérer comme une part de ces contingences extérieures, on peut dire qu'avec des matériaux fragiles comme avec des matériaux solides, mes œuvres ne durent que le temps d'un regard.

 

ROBHO. — Vous tendez, dit-on, vers les groupes de spectateurs. Qu'est-ce que cela veut dire ?

 

LE PARC. — Cela fait partie d'un désir d'ouverture. II s'agissait au départ de faire évoluer le spectateur passif, dépendant, qui avait devant lui une œuvre fixe et définitive. On a d'abord essayé d'établir des rapports directs — non esthétiques — avec son œil. On a fait disparaitre tout message individuel et subjectif. Puis on a sollicite le spectateur avec divers degrés de participations plus ou moins actives. Aujourd'hui, la démarche peut être continuée. Dans les nouvelles situations que nous proposons, la participation individuelle peut avoir une incidence sur le reste des spectateurs, de façon à produire une interaction. Ainsi la situation obtenue peut être le produit d'une action collective. Le rôle de l'artiste fabricant d'objets à consommation individuelle peut évoluer et se développer dans cette direction.

Certes, au départ, les groupes de spectateurs peuvent être agressifs les uns vis-à-vis des autres. C'est le fait des rapports d'agressivité qui existent à l'intérieur de la société tout entière. Mais l'esprit de ridicule n'est pas le fond de l'homme. II évolue— peut-être dans le bon sens. II ne verra pas toujours le ridicule dans l'activité de la salle de jeux. Peut être s'agit-il de retrouver certains états des sociétés primitives ou le sens du collectif n'était pas perdu (alors qu'il l'est dans le monde développé d'aujourd'hui).

Nous avons nos parodies de collectivités mais pas les collectivités réelles : un match de football correspond chez les spectateurs à une expulsion purement nerveuse. Il n'y a sur les gradins que 100 000 solitaires. Pas de communication entre eux. Ou alors elle se fait pour l'apologie de tel ou tel héros : celui du village, du pays, du continent, ou de la race. Avoir un champion, se projeter dans un héros... Ce que nous voudrions suggérer avec nos salles de jeux c'est exactement le contraire : l'univers de la fête.

Déjà en 1963, nous écrivions : « Le but final est de sortir I 'homme de sa dépendance- passivité- et de son habitude des loisirs généralement individuels pour l'engager dans une action qui déclenche ses qualités positives dans un climat de communication et d'interaction ».

Parmi nos projets, il y a celui-ci : aménager un autobus de la R.A.T.P. et faire une tournée dans toute la France. On y mettrait des panneaux dépliables qu'on installerait à l'intérieur et tout autour. Un « autobus labyrinthe » ! Les vieux autobus ne coutent que 2 000 francs. Ils roulent à trente à l'heure. Si on avait un seul véhicule comme ceux qu'utilisent les cirques gigantesques : Pinder, Bouglionne, etc., si on s'arrêtait tous les jours dans une ville différente, même si on s'associait à la tournée d'un chanteur connu, comme Antoine ou Johnny Hallyday, on toucherait un tout autre public. On aurait des papiers pour expliquer notre position, pour mettre en évidence le divorce entre l'art et le public; pour souligner le coté fermé, antipopulaire de l'art actuel. C'est une chose que nous voudrions faire.

 

 

ATELIER LE PARC - 2014