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Sur un air

de liberté retrouvée

 

Jean-Louis Pradel - 2013

 

En octobre 2012, lors de la Nuit blanche à Paris, un espace-temps parfaitement

taillé à sa mesure, Julio Le Parc convie la foule des flâneurs-noctambules à un extraordinaire coup double. Place de la Concorde, il offre à l’Obélisque une danse de lumière dont les voluptueuses circonvolutions métamorphosent le glorieux monolithe à la manière des voiles diaphanes

de Loïe Fuller. Par la magie des feux savamment domptés de quatre puissants projecteurs disposés à sa base, dont l’ardeur est passée au filtre de disques en mouvement, l’implacable lumière blanche est découpée, cisaillée en souples nappes où l’éclat fulgurant se love en tendres volutes pour se plier à des désirs d’effleurements aléatoires infinis qui, jusqu’au plus profond de la nuit glacée, pare l’érection granitique millénaire d’une incandescence moelleuse et caressante aux allures de confidence. À l’autre bout de la Seine, dans le grand chantier du futur

centre commercial de Beaugrenelle, une douzaine de petits totems projettent de toutes parts leurs lumières en vibration dans le dédale d’un labyrinthe de centaines de bandes de tulle semi-transparents, où la foule des visiteurs fait l’expérience d’une réjouissante instabilité visuelle dans

laquelle les corps paraissent animés de la plus cocasse danse de Saint- Guy collective. Tout le monde paraît sautiller. Chacun se plaît à se perdre et à se retrouver, à s’interpeller, à rire ou à se photographier, victime consentante d’un monde enchanté enfin débarrassé des désagréments de la pesanteur et du devoir de gravité requis par l’œuvre d’Art. Par ce coup double, Julio Le Parc se montre grand ordonnateur de l’espace public, non pour le soumettre à ses caprices de créateur, afficher ses couleurs ou ses formes, imposer à la cité un régime esthétique idéal, mais pour aller à la rencontre du plus grand nombre et le convier à des fêtes de la perception où tout un chacun devient d’autant plus maître

d’œuvre que l’artiste lui-même prend ses distances avec sa proposition visuelle dont le dispositif accueille volontiers les aléas du hasard. Dans cet écart s’engouffre un air de liberté où le spectateur a de quoi reprendre

haleine, loin de « l’asphyxiante culture » et de ses conventions. Si l’espace public convient si bien à Julio Le Parc, c’est qu’il lui permet plus aisément d’y faire entrer l’infini. Au cœur de l’immense place de la Concorde, ouverte sur trois de ses côtés, comme dans le chantier in progress de Beaugrenelle, l’intervention de Julio Le Parc peut à plaisir jouer à repousser les limites et inviter d’autant mieux l’amateur d’art le plus perspicace comme le flâneur le plus distrait à découvrir de nouveaux horizons, de nouvelles perspectives, de nouveaux espaces, hors de toute catégorie mentale ou esthétique répertoriée, pour qu’une cascade d’émotions s’empare des corps et des cœurs. Depuis les fameuses expériences collectives du GRAV, et plus particulièrement de la « Journée dans la rue » du mardi 19 avril 1966, Julio Le Parc, couronné la même année du Grand Prix de peinture de la Biennale de Venise, n’a jamais cessé de vouloir être le catalyseur de situations inédites, et pour cela d’en finir avec l’attitude contemplative et la passivité

silencieuse exigée face à la sacro-sainte révélation de l’art. C’est ainsi que par tous les moyens, Julio Le Parc orchestre une réjouissante confusion des genres qui abolit les lois de la distinction au profit d’une

révolution copernicienne qui le tient loin des épicentres autour desquels gravitent les tenants d’un milieu de l’art qui se satisfait de cultiver ses prérogatives à l’abri du monde ordinaire, forcément inculte, et par trop

turbulent. Pour Julio Le Parc, le lieu de la pratique artistique ne peut être qu’au cœur de la cité, au point que le nom d’artiste, à ses yeux tellement galvaudé, lui répugne. Il lui préfère, celui de « simple ouvrier de la

recherche plastique » comme en témoigne son éternelle blouse bleue dont la poche de poitrine affiche, en guise de rangée de décorations gagnées sur le champ de bataille des arts plastiques, une belle palette de crayons et de feutres de toutes les couleurs. Il rejoint ainsi le fameux

portrait de John Heartfield par son ami George Grosz en 1920 comme le « goût pour les bleus de chauffe » des protagonistes de Dada Berlin que Raoul Hausmann explique par leur volonté de se concevoir « comme des ingénieurs : nous voulions construire, assembler, monter ».

Expérimentateur infatigable, sans cesse à la tache, Julio Le Parc s’offre en 1970 une base arrière à sa mesure en investissant une ancienne blanchisserie industrielle à Cachan, en banlieue sud de Paris. L’atelier est gigantesque, les outils innombrables, l’espace généreux. Pour ce chercheur tout terrain, ce n’est pas du luxe mais une nécessité tant il lui faut être au cœur d’une ruche aux allures d’auberge espagnole où tout le monde est bienvenu. S’y arrêtent des artistes venus d’Amérique du Sud, des complices de toutes sortes, tel ou tel ami en panne d’atelier, des jeunes gens

regroupés autour d’un travail collectif, et une foule d’amis qui se retrouvent pour une exposition éphémère, un gigantesque barbecue installé dans la cour, une fête où bien sûr ne sont oubliés ni Carlos Gardel,

ni Astor Piazzola. C’est que Julio Le Parc n’est pas du genre à s’enfermer dans sa tour d’ivoire. Il lui faut du monde et du bruit. Travailleur acharné, il lui faut, plus qu’une « Factory » à l’instar de son exact contemporain new-yorkais, une usine, un phalanstère, une sorte de grand bazar crépitant d’activités. C’est un ogre. Il faut le voir dévorer les côtes de bœuf bien entendu argentines, venues parfois par de mystérieuses malles sanguinolentes qui se sont faufilées dans la valise diplomatique ! C’est un gourmand qui ne résiste pas aux plaisirs sucrés et moelleux des desserts.

Séducteur né, il se plaît à jouer de son sourire irrésistible, de son œil malicieux, de son inépuisable ironie. Chaleureux et hospitalier hors pair, ce n’est pas pour autant un « gentil ». La casquette vissée sur sa chevelure

d’argent, c’est un capitaine au long cours qui ne perd jamais son cap. Depuis un demi-siècle, un irréductible désir de clarté conduit Julio Le Parc à bousculer la nuit,  à y déceler les promesses d’indicibles matins et à faire la lumière sur les ténébreuses affaires artistiques qui cantonnent les beaux-arts à d’obscurs méandres. Contre la « valorisation » arbitraire, les mesquineres frileuses et l’arrogante cuistrerie des experts, doit à tout prix se lever une aube démocratique, ouverte à tous. D’emblée Julio Le Parc et le GRAV sont au cœur de l’effervescence qui s’est emparée de Paris au cours des années 1960. Sur fond de guerre froide, ravivée en

1962 par l’acheminement de missiles soviétiques à Cuba, d’intensification de la guerre du Vietnam, de violences sociales et politiques, du maintien de dictatures d’un autre âge en Espagne et au Portugal, dans

tous les domaines l’anticonformisme est de rigueur, de la Nouvelle Vague aux sciences humaines, d’Yves Saint Laurent à Paco Rabanne et sa première robe en carrés d’aluminium empruntés à Julio Le Parc, des situationnistes aux gauchistes. Partout une nouvelle génération veut en finir avec les vieux dogmes et les vieilles valeurs. Partout il s’agit d’inventer un monde neuf. C’est dire si la houle se creuse avant que la tempête

n’éclate en 1968. C’est alors que la singularité de Julio Le Parc, qui était déjà apparu comme le leader du GRAV, de son activisme et de ses tracts, fraîchement paré de l’aura que lui accorda la Biennale de Venise, donne toute sa mesure. Ce sera NON !

Omniprésent à l’Atelier populaire des Beaux-Arts d’où sortent les fameuses affiches sérigraphiques anonymes mais dont on lui reconnaît, entre autres, la fameuse chaîne d’ouvriers « nous sommes le pouvoir »,

Julio Le Parc, qui revient alors du Mexique, est arrêté le 6 juin 1968 sur le pont de Saint-Cloud, victime d’une rafle à la sortie de l’autoroute de l’Ouest qui mène aux usines Renault de Flins où, lors d’émeutes, un

manifestant vient d’être tué par la police. Contre l’avis de plusieurs ministres, celui de l’Intérieur, Raymond Marcellin, ancien fonctionnaire du  gouvernement de Vichy et adepte obsessionnel du complot international, décide de l’expulser. Pétitions et campagnes de presse lui permettront

de revenir cinq mois plus tard. Entre-temps, le GRAV se dissout et Julio Le Parc retire ses oeuvres de la Documenta de Cassel, une décision qu’il explicite par un texte manifeste confié à la revue Opus international.

Suivra en novembre sa démission du comité directeur du Salon de Mai. Et, comble d’impertinence, le 1er avril 1972, Julio Le Parc joue à pile ou face sa rétrospective programmée pour s’ouvrir le 20 juin au musée d’Art moderne de la Ville de Paris. Devant l’assemblée générale d’artistes

qu’il a convoquée sur les lieux, il remet la pièce de monnaie à son fils. Le sort en est jeté avant que la pièce de monnaie ne retombe face refus ! Au même moment, avec le FAP (Front des Artistes Plasticiens), il refuse sa participation à l’exposition « 72/72 » dite « exposition Pompidou » tant

le président de la République s’y est lui-même engagé et qui préfigure son grand projet du plateau Beaubourg.

Alors que l’art contemporain devient une affaire d’État, Julio Le Parc préfère participer à toutes sortes de collectifs contestataires. Avec la « Brigade des peintres antifascistes » sont réalisées de vastes fresques et

des banderoles « Pour le Vietnam », « Pour le Chili », « Pour l’Amérique latine », « Pour le Nicaragua », « Pour le Salvador ». Avec le collectif « Torture », il expose au 23e Salon de la Jeune Peinture en 1972 sept très

grands formats d’un réalisme insoutenable pour dénoncer les exactions commises sur les prisonniers politiques par les dictatures sud-américaines.

L’année suivante, dans le même Salon, avec ses étudiants de l’UER de Saint-Charles que vient de créer Bernard Teyssèdre, où il enseignera deux ans, il expose « Les Mains », une suite de grands formats noir et blanc où la chair devient métal.

Ainsi pourrait s’écrire une histoire de l’artiste militant que n’a jamais cessé d’être Julio Le Parc. L’irréductible partisan de la guérilla culturelle, l’exact contemporain du Che se retrouve sur tous les fronts où peut

s’éprouver la pratique artistique. Cet engagement conjugué à une lucidité sans faille, ajoute à la grandeur de l’artiste. Alors que les trente dernières années, avec le triomphe de l’ultralibéralisme et le naufrage de l’acuité intellectuelle dans une médiatisation à outrance, la vigilance de

Julio Le Parc est plus salutaire que jamais tant il domine le désastre.

Avec Julio Le Parc, déjà célébré dans tant de métropoles et capitales, c’est Paris, sa ville d’adoption si longtemps ingrate, qui lui fait la place qui revient bien naturellement à un tel géant de l’art de notre temps.

C’est l’aube promise qui se lève par-dessus la grisaille d’une scène artistique

encombrée de private jokes trop distingués, de provocations complaisantes et de recyclages « déceptifs ». C’est l’air du large qui se lève.

Les retrouvailles sont d’autant plus rafraîchissantes qu’elles éblouissent de nouvelles générations au Centre Pompidou-Metz à l’automne 2011, au cœur de « variations labyrinthiques » dont Julio Le Parc ne pouvait qu’être le pivot, au Palais de Tokyo, haut lieu du meilleur de l’art émergeant, ou encore au centre de la vaste saga historique qui, au printemps 2013, envahit le Grand Palais pour crier haut et fort « Lumineux ! Dynamique ! ». Sous l’apparente facilité qui est la signature des maîtres,

l’instabilité cultivée avec passion par le travail de l’expérimentateur, Le Parc redonne des couleurs à l’air du temps. Lumières franches et couleurs primaires sont au rendez-vous « rien que pour vos yeux ».

Le rebelle est d’autant à la fête qu’il nous l’offre en partage. C’est là son élégance désinvolte, un rien insolente, qu’il promène avec l’assurance de celui qui n’a jamais perdu le cap. À son port, à la porte du navire amiral bien ancré dans la petite rue de Cachan, l’interphone affiche une bonne

douzaine de Le Parc. Sa femme Martha y a son atelier de créations textiles somptueux honorées d’expositions dans le monde entier. Les trois fils, artistes à part entière, qui accordent volontiers une part de leurs

compétences à Julio. Jean-Claude, l’aîné, expert dans l’art neurologique, a ainsi réalisé aussi le site et le musée virtuel de son père. Gabriel, ancien des arts déco, vidéaste talentueux, a réalisé de superbes films sur les exploits de Julio Le Parc comme son retour en gloire à Buenos Aires, lors du retour de la démocratie, que couronne, sur la musique d’Astor Piazzola, un gigantesque feu d’artifice. Yamil, le plus jeune, chanteur de tango émérite qu’il faut avoir entendu chanter Volver a cappella, est aussi, depuis six ans, la cheville ouvrière du revival de son père tant en France qu’en Argentine où sa ville natale, Mendoza, vient d’ouvrir un

gigantesque Centre culturel Julio Le Parc. Dans les archives et les papiers en tout genre s’affaire Elie, Élizabeth Le Parc, par ailleurs à la tête d’un collectif d’artistes, sans oublier, parmi les assistants, Santiago Torres, lui même savant artiste informatique multimédia. À cet exceptionnel équipage

aux allures de tribu polyphonique s’ajoutent les cinq petits enfants turbulents, Luna, Mateo, Salvador, Alma et Iman qui sautent encore sur les genoux du patriarche ! Cela sans compter les amis de passage qui

séjournent plus ou moins longtemps dans cette étonnante cité-atelier

considérablement agrandie et refaite à neuf sur les projets et maquettes concoctés en architecte émérite par le maître des lieux pour être inaugurée en 2008 lors de son quatre-vingtième anniversaire. Pour son quatre vingt-cinquième anniversaire, en septembre 2013, est programmée  dans le tout nouvel espace d’art contemporain de Rio de Janeiro, l’ouverture de sa gigantesque exposition.

Rien n’est laissé au hasard dans l’univers de Julio Le Parc, qui, pourtant, comme aucun autre, le convie volontiers dans ses propositions visuelles au travers de combinatoires infinies. Perfectionniste, il dessine tout le temps et ne cesse de préciser les choses par des croquis et des schémas explicites. Comme tous les grands, il attache autant d’attention à la plus modeste prestation qu’à la plus considérable. Il faut voir comment il a

conçu jusque dans les moindres détails ses « Ateliers » à Madrid en 1985 ou à La Havane en 1986 lors de la deuxième Biennale dont il était quasi le maître d’oeuvre. Mais aussi l’exposition de ses « années-lumière » dans

le parc de la Brenne en 1995 ou à l’espace Electra l’année suivante, pour ne pas parler de la Tour Saint-Nicolas de La Rochelle et de l’île d’Aix en 1999 ou de l’étonnante rencontre organisée par la Maison des Arts de Bagneux en 2011 entre Julio Le Parc et Yann Kersalé qui compte, comme tant d’autres aujourd’hui, partout dans le monde, parmi ses plus fervents admirateurs. À chaque fois la même rigueur, le même niveau d’exigence, le même soin maniaque du professionnel scrupuleux pour tout garder

sous contrôle, tout vérifier, et dessiner sans relâche ses consignes aux régisseurs et artisans dont il se fait aussitôt les plus dévoués des complices.

Alors la fête commence, à la fois grave et légère. Le tango n’est-il pas une chanson triste qui se danse ? C’est étonnamment musical. Le silence, que ne trouble que le cliquetis des moteurs, les balles du jeu de massacre ou les coups de poing jetés contre les effigies des corps établis, se retrouve

habité d’innombrables mélodies. Avec l’élégance de se déconnecter du temps qui passe et de celui qu’il fait, elle convoque les songes les plus divers pour les disperser aux quatre coins d’insoupçonnables horizons

ponctués d’instants fragiles et décisifs, comme s’il s’agissait, plus que jamais, de toute urgence, de substituer le bonheur à la beauté.

 

 

 

 

ATELIER LE PARC - 2014