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Fragments d'une
préface pour
Julio Le Parc
Jean-Louis Pradel - 1995
Nous devons remplacer
le principe statique de l'art classique
par la dynamique de la vie universelle.
En pratique : au lieu d'une
construction statique des matériaux (rapports de la forme et
de matière), il faut organiser une construction dynamique, une
« constructivité» vitale, un rapport
de force ou la matière n'est
employée qu'en tant que
véhicule de l'énergie.
(Alfred Kemeny, Leszki Moholy-Nagy,
Der Sturm, Berlin, 1922.)
Julio Le Parc entreprend ses premières expériences avec la lumière électrique en 1959. C'est le début d'une épopée ou l'art de notre temps trouvera l'une de ses expressions les plus accomplies. Emancipé des pesanteurs culturelles ou matérielles, a la croisée de l'espace et du temps, du mouvement et de la lumière, sous l'aspect immédiatement familier du bricolage, d'un jeu ou d'une simple curiosité optique, l'art, tout a coup, avec une apparente facilité désarmante, échappe a toutes les catégories esthétiques répertoriées pour que commencent, selon la belle expression de Michel Le Brun, les «années lumière » de Julio Le Parc.
II a trente et un ans. Arrivé à Paris l'année précédente, grâce a une bourse d'étude du gouvernement français, il fait de la peinture depuis plus de dix ans. Armé d'une virtuosité sans égale l'étudiant-travailleur des cours du soir avait excellé dans toutes les disciplines des beaux- arts enseignées à Buenos Aires. Des 1945, Julio Le Parc rencontre le « Groupe Art Concret-Invention » qui se réclame du marxisme tout en proposant des formes géométriques simples et des couleurs pures. II se familiarise avec les textes de Mondrian ou d'Albers et, plus tard, avec les œuvres en noir et blanc de Vasarely. II a même la chance de côtoyer Lucio Fontana, professeur de modelage à l'école préparatoire qui savait comme personne « éveiller l'enthousiasme qui était en nous ». Pourtant l'étudiant Le Parc, le seul du groupe a avoir par la suite persévéré dans les arts plastiques, fut a l'époque le seul a ne pas signer le « Manifeste Blanc », jugeant, plus lucidement que les autres, son travail personnel encore trop fragile pour un tel engagement. Alors que le mouvement étudiant prend son essor en 1955 porté par le vent de liberté qui chasse Juan Peron du pouvoir, Julio Le Parc et ses camarades obtiennent la destitution des directeurs des trois écoles d'art de Buenos Aires et l'instauration de nouvelles structures. Aussi, c'est dans un atelier de gravure autogéré qu'il s'initie au travail collectif. II y découvre un climat d'émulation « exaltant » et une technique du monotype dont la rapidité d'exécution lui permet de produire, a un rythme effréné, des «a la manière de » ou défilent Picasso, Klee, Kandinsky ou Pollock, pour se débarrasser allégrement de ce « poids énorme que l'art moderne faisait peser sur nos impatiences ».
Ne souhaitant pas aller a New York a un moment ou l'impérialisme nord-américain sévit à tous les niveaux de la vie nationale argentine, Julio Le Parc choisit de venir a la rencontre de la capitale quasi mythique de l'art moderne et cela dans des conditions certes précaires, en principe pour huit mois seulement, mais qui lui permettent, pour la première fois de sa vie, de se consacrer a plein temps a ce qui le passionne. Un voyage au parfum de retour aux sources puisque Paris est aussi la ville natale de Jean-Marie Le Parc, le grand-père dont il porte le nom et qui avait émigré en Argentine au moment de la répression contre les communards. Confronté, des son arrivée, à ce qui lui apparait comme un vaste « cimetière de peintres », fascinant et incontournable, Julio Le Parc s'y établira définitivement et n'aura de cesse d'y imposer d'autres manières de faire, d'autres manières de voir. Son comportement comme son œuvre vont aussitôt témoigner, radicalement, de la volonté d'en finir avec toutes les valeurs, toutes les hiérarchies d'un système des beaux-arts moribond.
Alors qu'Andy Warhol, né comme lui en 1928, devient la figure emblématique du Pop art, Julio Le Parc s'impose comme la figure de proue de ce que l'on appela l'Op art. Tous deux vont bouleverser le statut même de l'artiste. Tandis que l'un part a la conquête du nouveau monde des medias qui s'empare de la planète et prend a bras le corps l'imagerie de la culture de masse, de la B.D. a la publicité, de la boite de soupe Campbell's aux stars telles qu'Elvis ou Marilyn, Le Parc préfère aller a la rencontre du plus grand nombre, en « simple ouvrier de la recherche plastique ». II explore la surface de la peinture en gommant non seulement toute trace de réalisation manuelle, mais aussi toute trace de composition subjective en asservissant la manifestation du visible à un programme prédéterminé. De part et d'autre de l'océan surgissent simultanément deux artistes qui se veulent des usines. Comme la « Factory » de New York, mais les paillettes en moins, le grand atelier qu'installe Julio Le Parc a Cachan, mi phalanstère, mi laboratoire, a plus à voir avec celui d'un mécanicien que d'un artiste peintre. L'heure est venue de renouer avec les utopies productivistes des lendemains de la révolution d'Octobre. Et cela par-dessus la tête des bien-pensants demeurés fideles au retour à l'ordre de l'entre-deux-guerres et au mépris de l'exaltation humaniste de l'individualisme qui, depuis la Libération, fait un retour en force. Le foisonnement des expressionnismes rencontre un succès sans précédent légitimé par l'opprobre nazi qui avait impitoyablement frappé « l'art dégénéré ». II s'agit de réconcilier l'art et la vie dans une réciprocité dynamique, moteur d'une utopie réaliste. Aussi faut-il en finir avec les hiérarchies culturelles et ces cloisonnements qui isolent les pratiques dans des spécificités de plus en plus carcérales. Pour en finir avec le culte de l'« art pour l'art » des esthètes du XIXe siècle réactualisé par les partisans d'une hypothétique autonomie des phénomènes artistiques, le moment est venu de bousculer les conventions et les gardiens du temple, de déserter les musses et de désespérée l'institution. L'expression artistique doit se mêler de ce qui ne la regarde pas et quitter les Beaux-arts pour affronter cette réalité quotidienne que l'on croise plus surement dans la rue.
A Paris Julio Le Parc incarne a merveille, avec une rare insolence et un total irrespect, la révolte de toute une génération contre celle qui l'a immédiatement précédée. II apparait bien vite comme le fer de lance de cette contestation généralisée qui culminera en Mai 1968, au point qu'il se trouvera un ministre de l'Intérieur pour l'expulser hors de France ! II est vrai qu'il y a fort à faire dans ce vieux pays fige a l'ombre d'un homme providentiel. Non seulement de Gaulle exorcise les années de plomb de la collaboration avec le Reich nazi, mais encore, aux yeux de ceux qui le portèrent abruptement au pouvoir, il apparait capable d'assurer, contre toute évidence, la survie d'un empire colonial a l'agonie, en proie a d'ultimes convulsions sanguinaires. A l'ombre de ce pouvoir anachronique le spectacle de la vie des arts a des allures de « Pavane pour une infante défunte » pimentée d'accents patriotiques ! A Paris sévit un establishment hâtivement reconstitué après la Libération autour de quelques « géants » survivants. L'Ecole de Paris essaie de perpétuer son passé glorieux dans l'ignorance de ce qui se passe ailleurs. Le bon gout de ses valeurs figuratives attachées à la tradition, a peine souillé par certaines de ses coupables indulgences a l'égard des totalitarismes, est quelque peu animé par l'antagonisme Est-Ouest de la guerre froide, tandis qu'en guise d'avant-garde abstraite elle se satisfait de Bazaine, Hartung et Manessier, et, pour les plus jeunes, d'Atlan, Mathieu ou Soulages. Malgré l'obstination du Salon des Réalités Nouvelles, l'abstraction géométrique n'a pas le vent en poupe. Depuis longtemps déjà Jean Helion l'a déserté, Herbin va disparaitre en 1960 et Magnelli n'est pas au mieux de sa forme. Pourtant en 1955, alors que Claude-Roger Marx, dans Le Figaro, s'étonne qu'on consacre un ouvrage a Klee, «cet aquarelliste qui, de plus, était allemand», la galerie Charpentier réserve la salle d'honneur de son exposition de l'Ecole de Paris à la peinture abstraite. Mais surtout, la même année, le « Mouvement », avec Duchamp, Calder, Jacobsen, Vasarely, Agam, Pol Bury, Soto et Tinguely manifeste avec éclat l'audace de la jeune galerie Denise René. Deux ans plus tard, la même galerie organise la première exposition Mondrian contre l'ingratitude bornée d'un pays ou il vécut pourtant vingt-deux ans. C'est bien sur cette galerie qui retient l'attention de Julio Le Parc d'autant qu'elle lui est déjà familière, ne serait-ce que par l'intermédiaire de Romero Brest, qui avait organisé dans la capitale argentine une grande exposition Vasarely. Loin d'avoir atteint la gloire qu'il connaitra plus tard, celui-ci ne manque pas d'avoir un impact considérable sur les jeunes artistes argentins alors partagés entre l'héritage figuratif et politique des muralistes mexicains et celui du constructivisme animé par l'activité du groupe «Art concret-Invention » crée en 1945 avec Tomas Maldonado et Arden Quin que l'on retrouve en 1946 dans la scission du groupe « Madi », dont le nom est une contraction de « Matérialisme-Dialectique ». Pourtant, à la gratification immédiate d'une exposition personnelle, Julio Le Parc préfère l'approfondissement de ses recherches plastiques et de sa réflexion théorique.
Aux antipodes de la mode qui a envahi Paris, il s'efforce par tous les moyens de creuser la distance qui sépare l'artiste de son œuvre. Non seulement il gomme le plus possible toutes traces de réalisation et nettoie la surface peinte du fameux coup de pinceau, mais encore il veut débarrasser la composition elle-même des derniers vestiges de la subjectivité de l'artiste auxquels se cramponne encore Vasarely, en mettant au point des « systèmes unitaires pour régir la surface, les formes et leur relation sur le plan ». Reste à l'artiste la tâche d'initier un programme prédéterminé capable de produire un matériel purement visuel et une œuvre qui, en dépassant les antagonismes culturels, ira droit a la rencontre du regard. L'œil seul est convoqué a ces fêtes du voir dont le catalyseur est une proposition artistique la plus anonyme possible, libre de toutes références qui lui seraient extérieures.
En 1959, Julio Le Parc entreprend ses recherches sur la couleur. II applique à la couleur la méthode expérimentée pour les formes, réduites à un inventaire d'éléments géométriques simples, tels que des cercles, des carrés ou des rectangles. Pour éviter toute tentation «coloriste », il se forge d'emblée un outil composé par un large spectre de 14 couleurs pures, jamais dégradées par le blanc ou le noir, qui vont du jaune au jaune en passant par le vert, le bleu, le violet, le rouge et l'orange. II applique ensuite à ce spectre des systèmes de combinaisons établis par de petites gouaches sur carton ou des rhodoïds transparents qui permettent d'obtenir, par simple superpositions, toutes sortes de permutations. La peinture devient l'objet d'une production systématique. Si chacune des œuvres est parfaitement unique, elle s'inscrit aussi dans une série quasi infinie, donnant par la même une nouvelle manifestation de l'«all¬-over». Non seulement aucune parcelle de la surface peinte n'est privilégiée, mais l'arbitraire des limites du format laisse ostensiblement apparaitre la partie visible d'un énorme réservoir formel. Julio Le Parc s'était amusé à calculer que pour exécuter à la gouache, a raison de deux gouaches par jour, les variations résultant d'un seul système, il lui faudrait pas moins de cent cinquante ans pour réussir à décliner l'ensemble de toutes les combinaisons possibles!
Alors que ses amis des Beaux-arts de Buenos Aires, Horacio Garcia-Rossi et Francisco Sobrino, viennent de le rejoindre a Paris moins d'un an après son arrivée, c'est en 1959 que Julio Le Parc rencontre François Morellet et Joël Stein, deux des rares artistes français qui, depuis plusieurs années, développaient un travail proche de ses préoccupations, ainsi qu'Yvaral, le fils de Vasarely.
Ainsi s'ébauche un groupe de travail qui sera tout a fait constitue en 1960 sous le nom de Groupe de recherche d'art visuel et auquel souscrivent, la première année, Demarco, Garcia Miranda, Molnar, Moyano et Servanes. Des lors, la volonté de travailler collectivement obstinément revendiquée par Julio Le Parc trouve enfin, après diverses expériences plus ou moins éphémères ou ponctuelles, une véritable structure opérationnelle. Dans un contexte plutôt hostile et conservateur, le groupe a le mérite de renforcer les solidarités et d'additionner les forces. Mais surtout il apparait comme la seule alternative possible face a la notion parfaitement anachronique d'« Artiste Unique et Inspiré » que le G.R.A.V. dénoncera dans son manifeste publie a l'occasion de la seconde Biennale de Paris en 1961.
Pour le G.R.A.V., « esthétique traditionnelle et création individuelle » sont irrémédiablement liées. Des lors le travail personnel de Julio Le Parc se fond dans celui du groupe dont il a été, selon Serge Lemoine, « le protagoniste principal ». Dans le cadre stimulant des confrontations incessantes du travail collectif, ses recherches antérieures sur la vision périphérique et ses efforts pour faire percevoir une totalité instable vont connaitre des développements considérables. Les manifestations de l'immatériel et de la simultanéité, déjà expérimentées par ses œuvres cinétiques, vont faire appel a la mobilité de la lumière artificielle. Elle prolonge et détrône les effets optiques obtenus par les formes géométriques élémentaires et les combinaisons de couleurs pures. Le recours a des technologies et des matériaux jusque-là étrangers aux beaux-arts devient systématique, tandis que les programmations rationnelles, quasi mathématiques, visent de plus en plus à provoquer la participation du spectateur et le hasard lié a son comportement ou a ses manipulations.
Au moment ou des hommes sont mis en orbite autour de la Terre, ou la vitesse, les moyens de transport et de communication comme l'électroménager le plus prosaïque bouleversent la quotidienneté, les œuvres de lumière de Julio Le Parc sont exemplaires d'une volonté d'adhérer aux transformations du monde. Le travail de l'artiste, au mépris de la plupart des critères traditionnels, invente les fêtes de la perception. Contre l'art statique, respectueux et respectable, ici ca bouge et ca bruit, ici on peut toucher et participer, et même il n'est pas interdit de s'exclamer, de rire ou de rêver! Comme la boule de cristal du bal musette, mais plus aléatoire, de petits disques argentés suspendus à des fils de nylon, bercés par l'air ambiant, éclairés par des projecteurs, jettent leurs éclats dans toutes les directions pour frapper indifféremment le sol, les murs, le plafond et les visiteurs. Les « reliefs » ont la même simple apparence. Ces pièges lumière, constitués de boites au fond desquelles sont disposés régulièrement, perpendiculairement à la surface, des petites plaques métalliques produisent d'innombrables ombres et reflets. Les Contorsions mettent en mouvement le galbe de rubans d'acier inoxydable poli qui, sous l'incidence de la lumière, dessine a n'en plus finir les métamorphoses de courbes inextricablement mêlées ou Julien Alvard voit une « leçon de félinité pour chattes de luxe »! Des cylindres métalliques réfléchissent des faisceaux tournants de lumière indirecte. Un mur est parcouru de raies lumineuses qui tissent un quadrillage changeant au gré de la programmation qui surgit d'un coffre vertical, lui-même tangeant au mur, fendu d'étroites ouvertures horizontales. En un raccourci saisissant du dispositif, c'est cette fois l'ampoule elle-même qui, au moyen d'une lentille, est projetée sur un écran. La loupe, mise en mouvement, fait apparaitre et disparaitre le filament qui vient se substituer au cercle lumineux. A l'occasion de la Biennale de Paris en 1963, Julio Le Parc installe dans le Labyrinthe du G.R.A.V. trois espaces qui associent la lumière à des éléments réfléchissants ou le spectateur, sollicité de toutes parts le temps de sa traversée, devient partie intégrante de l'œuvre. Ainsi apparait, aux antipodes de l'œuvre d'art traditionnelle posée sur le mur ou sur son socle, ce que Umberto Eco identifiera non pas a une forme, fut-elle inédite, mais a « plusieurs formes simultanées et coexistentes adaptées a une dynamique perceptive que les nouvelles conditions technologiques et sociales ont provoquées », et auxquelles se sont accoutumés, bien avant les amateurs d'art, l'automobiliste ou celui qui aime lire en écoutant la radio !
Avec le G.R.A.V., Julio Le Parc rêve de fêtes collectives dont le maitre mot serait « instabilité », le titre de l'exposition à la galerie de la Maison des Beaux-arts en 1962. L'instabilité de l'œuvre d'art, les métamorphoses qu'elle subit par le mouvement qu'elle secrète ou par celui que provoque le déplacement du spectateur, ou encore la conjugaison des deux, sont autant d'obstacles a une appréhension rationnelle du phénomène proposé. Les mécanismes habituels de la connaissance traditionnelle sont mis en déroute. La contemplation au soleil fixe de la raison se brouille. Restent, parfaitement perceptibles, mais tout a fait insaisissables, des mouvements, des apparitions, des disparitions, une succession d'instants fugitifs plus ou moins reproduits a satiété. L'œil, quand ce n'est pas le corps tout entier, retrouve sa raison d'être dans une espèce de virginité objective. Cette effervescence d'inventions et leur prolifération transforment les règles sociales de la création artistique au profit d'une dynamique productiviste et collective. Mais elles transforment aussi les habitudes de la monstration artistique en l'émancipant de ses carcans d'autorité et de savoir au profit d'installations ludiques ou chacun, à son gré, choisit son rôle. Ces propositions d'œuvres ouvertes vont culminer avec la journée dans la rue, le mardi 19 avril 1966 à Paris. II s'agit de « retirer le mot art de notre vocabulaire » affirme le G.R.A.V. Ce jour-la son passage a l'acte manifeste de façon spectaculaire sa volonté de changer le monde, ne serait-ce qu'en proposant, grâce a quelques 0.V.N.I. déposés sur les trottoirs parisiens, le modèle de ce que pourraient être les relations, entre les hommes comme avec les objets, dans une société libérée.
Paradoxalement, l'année même ou l'utopie de faire sortir l'art dans la rue prend forme, son promoteur est récompensé par la plus prestigieuse des institutions de l'art moderne. En 1966 le Grand Prix de Peinture de la Biennale de Venise couronne Julio Le Parc. Apres l'avoir attribué à Rauschenberg lors de sa précédente session pour prendre en compte, avec retard, l'importance de New York au grand désespoir des tenants du bon gout de la vieille Europe, la Biennale récidive, préférant la révélation a la consécration. Avec Le Parc, qui l'emporte devant Lichtenstein, le dur et pur du Pop Art, la Biennale entérine une forme d'art devenu un phénomène de société en passe d'envahir la planète entière. Le Groupe Zéro en Allemagne avec Heinz Mack, Otto Piene et Gunther Uecker, le Groep Nul aux Pays-Bas, le Groupe T de Milan ou le Groupe N de Padoue, les groupes de Zagreb, le succès a Londres de Bridget Riley, et les expositions consacrées un peu partout a l'art lumino-cinetique ou a l'Optical Art, tout témoigne de l'importance de ce mouvement qui prend des allures de raz de marée. Si le G.R.A.V. est le groupe le plus dynamique, le plus radical, il prospère sur un terrain fertile qu'un engouement sans précédent encombre déjà de plagiats, de suiveurs, de gadgets et de produits dérivés!
L'exposition la plus importante de la « Nouvelle Tendance » avait eu lieu en 1964, a l'initiative du G.R.A.V. Grace au non-conformisme et a l'ouverture d'esprit de Michel Faré, alors conservateur en chef de ce musée voué aux arts dits mineurs, le G.R.A.V. convie des artistes du monde entier qui travaillent dans le même sens qu'eux a présenter leurs œuvres, non pas en une juxtaposition méticuleusement étiquetée, mais dans un vaste labyrinthe que le visiteur sera amené a traverser. L'événement, nourri des rapports entretenus par le G.R.A.V. avec d'autres groupes et individus depuis 1961, ébauche l'Internationale souhaitée par tous. Historiquement, c'est l'apparition publique d'une «nouvelle tendance » artistique. Plus qu'une exposition à voir, cette exposition à vivre célèbre moins un clan d'artistes que l'apport décisif d'une nouvelle génération de « plasticiens » du monde entier désireuse d'inventer une modernité autre. Au mépris des traditions culturelles locales ou nationales, surgit de toutes parts un « style » de rapports nouveaux avec le public pour que l'art déserte le pré carré de sa spécificité et puisse rejoindre la réalité quotidienne. L'année suivante, «The Responsive Eye » au MoMa, le musée d'art moderne de New York, connait un retentissement considérable, entrainant un déferlement d'effets de mode accompagné d'une avalanche de produits de grande consommation labellisés « Optical art ». Un second volet consacré au « Mouvement » est annulé les artistes nord-américains s'y trouvent trop minoritaires !
Julio Le Parc et ses amis avaient tenté de prendre de vitesse les marchands du temple. Alors que le travail collectif remet en question les privilèges du créateur, être d'exception forcement unique, l'unicité de l'œuvre d'art est a son tour contestée par le « multiple ». Mais cette tentative de proposer des œuvres en principe multipliables à l' infini comme n'importe quel autre bien de consommation courante tourne court. Les éditions Denise René lancées en 1965 préfèrent prudemment des tirages limites à 200 exemplaires ! Cet échec relatif amorce pourtant un renouveau de l'édition d'art sous des formes plus originales, qualitativement plus satisfaisantes, ou le marché de l'art, qui ne se laisse pas aisément déstabilisé, trouvera son compte.
Après son succès a la Biennale de Venise, les expositions de Julio Le Parc se multiplient. Frank Popper voit déjà que « le mouvement et la lumière deviennent des moyens d'expression, se substituent au volume et a la couleur de la sculpture et de la peinture ». Pourtant un certain reflux des œuvres de lumière s'amorce. Tandis que le G.R.A.V. lui-même ne va pas survivre a 1968, l'engagement de l'artiste Le Parc se radicalise. Alors que son œuvre reprend les Chemins de nouvelles expérimentations ou la peinture, jamais abandonnée, retrouve ses droits, il bataille sur tous les fronts. Pour Jean Clay, Julio Le Parc est « un interprète, un filtre, un tamis de la réalité ». Son art est moins un « art réaliste qu'un art du réel ». Cherchant moins à s'exprimer qu'a « activer le spectateur », il va naturellement jusqu'au bout de son projet en engageant une partie de bras de fer avec la société, et plus spécifiquement avec ses institutions culturelles les plus prospères au mépris de sa carrière personnelle.
Alors que la Tricontinentale essaie de multiplier les fronts contre l'impérialisme américain, que Ernesto Che Guevara, le « Che » déjà légendaire, né comme Julio Le Parc en Argentine en 1928, est assassiné en Bolivie le 8 octobre 1967, de nombreux artistes se mobilisent contre la guerre du Vietnam. Depuis la journée des intellectuels du 23 mars 1968 à Paris jusqu'a la gigantesque manifestation de Washington en 1971 avec Calder, se forge une unanimité sans précédent dans le monde de l'art. A Paris, des 1964, le paisible Salon de la Jeune Peinture se radicalise pour devenir une tribune aux forts accents politiques et idéologiques. Voué aux débats de la nouvelle figuration, il s'ouvre volontiers à toutes sortes d'expériences plastiques et théoriques qui contestent l'ordre établi. En 1967, même le très respectable Salon de Mai fait en grand équipage le voyage à Cuba. Pour sa part, Julio Le Parc est victime d'une rafle sur l'autoroute de l'Ouest un petit matin de juin 1968. Considéré comme « un agent de l'étranger, un agent de la subversion », il est aussitôt expulsé de France par un ministère de l'Intérieur qui cultive la thèse du complot international. Au même moment il retire ses œuvres de la Documenta de Kassel et, dès novembre, il démissionne du comité directeur du Salon de Mai. Apres 1968, ses Mouvements surprises, espèces d'armoires-vaisseliers aux multiples propositions que le public anime comme un orgue visuel en appuyant sur les boutons d'un pupitre et qu'il avait proposés dans le cadre des manifestations du G.R.A.V., prennent un tour plus polémique, plus politique. Julio Le Parc, qui est un redoutable caricaturiste, substitue des silhouettes aux propositions cinétiques. Le laboratoire interactif se transforme en jeu de massacre ou les spectateurs sont invités à renverser les corps constitués, a lancer force boules et fléchettes sur l'ombre de l'Oncle Sam comme de l'intellectuel, sur celle du militaire galonné comme de l'artiste! Invité à la Biennale de Medellin, célèbre capitale colombienne des narcotrafiquants, il transforme sa participation en tribune politique agrémentée d'un vaste journal mural. Le 1er avril 1972 a 11 h du matin, devant témoins, il joue la rétrospective que Jacques Lassaigne vient de lui offrir au musée d'Art moderne de la ville de Paris a pile ou face! La pièce tombe du coté pile. Le refus sera sans appel. Au même moment, avec le
Front des artistes plasticiens, le FAP, il lutte vigoureusement contre l'exposition «72/72, douze ans d'art contemporain en France », dite « exposition Pompidou », tant le président de la République, amateur d'art, en fait une affaire personnelle. Dans l'organisation de ce coup d'envoi d'une institutionnalisation moderne et conquérante de l'art contemporain en France, se trouvent déjà réunis, sous la tutelle de François Mathey, de jeunes spécialistes qui, depuis lors, n'ont pas cessé de servir aux postes les plus décisifs les grands desseins politiques de l 'Etat en matière d'art vivant. Naturellement Julio Le Parc refuse l'invitation, tandis que les cinq autres membres du G.R.A.V. dissous quatre ans plus tôt acceptent de réaliser en équipe « une évocation des travaux du groupe » ! Peu après Julio Le Parc est à la tête de la contestation du projet du Centre Beaubourg, devenu, au décès de son promoteur, le Centre Georges-Pompidou. Son premier président, Pontus Hulten, est contraint de convoquer, pour information, une assemblée générale des artistes. Elle a finalement lieu le 3 janvier 1977 à Créteil. Malgré une date calamiteuse, au lendemain du week-end de la Saint-Sylvestre, et l'éloignement de la salle, elle rassemble plus de mille artistes ! Marquée du sceau de l'inquiétude, cette messe des morts est le chant du cygne d'une communauté artistique forgée un siècle plus tôt contre le privilège exorbitant accordé à l'académisme « pompier ». Face a l'institutionnalisation triomphante, les illusions du chacun pour soi, les errements pathétiques du sauve qui peut, seront des lors, sur fond d'indifférence, la proie des seuls gestionnaires de l'art contemporain réduit a un «spectacle» aussi vide qu'impérieux.
Comme en témoigne abondamment cet ouvrage, Julio Le Parc n'est pas seulement l'auteur des œuvres regroupées ici dans une sorte de rétrospective idéale, mais aussi celui d'innombrables textes. Autobiographiques, théoriques, techniques, polémiques ou manifestes, ils écrivent depuis prés de quarante ans une histoire de l'art contemporain parallèle ou la singularité de l'artiste se confronte sans cesse aux réalités sociales, politiques, culturelles du «contexte». Comme un fil rouge qui traverse la diversité et parfois les contradictions de ses écrits, Julio Le Parc revendique avec obstination le droit, si ce n'est le devoir, pour un « artiste » de se placer aux cotés des luttes et des espoirs des hommes. Cette volonté d'être avec, avec sa famille, avec ses amis, avec ceux qui souffrent et se battent, lui importe plus que les satisfactions d'une carrière bien menée au prix des petites et des grandes concessions exigées en retour. Certains pourraient reprocher la dispersion dont cet homme, pourtant méticuleux et organisé, parait friand. Tout en poursuivant assidument son travail de chercheur en art dans son vaste atelier-laboratoire, il participe à de multiples expériences collectives avec des artistes souvent très éloignés de ses préoccupations plastiques. Dans ce domaine, comme dans ses écrits ou ses amitiés, Julio Le Parc ne pratique pas la langue de bois. Homme de convictions, il n'est pas pour autant celui des injonctions ou des certitudes inflexibles. Son ouverture aux autres l'a toujours emporté sur ses intérêts matériels immédiats comme sur l'image de respectabilité quasi statutaire qu'il aurait pu aisément se forger. Apres ceux du G.R.A.V., la liste des travaux de groupe plus ou moins éphémères auxquels il participe ensuite est édifiante d'un engagement politique, qui, avec Julio Le Parc, commence par l'anticonformisme. II y a ceux, cruellement ironiques, qui fustigent le milieu consensuel de l'art, réalisés au sein du FAP. D'autres sont entrepris avec ses étudiants de la faculté de la rue Saint-Charles, à Paris, ou, pour cause de pénurie de moyens matériels, il n'enseigne que deux ans, de 1973 a 1975. L'éducation artistique n'est décidément pas, en France, une priorité! II participe aussi activement à divers travaux collectifs organisés par le Salon de la Jeune Peinture. Avec le groupe « Denuncia » il réalise une impressionnante série de sept toiles en noir et blanc, d'un photo-réalisme saisissant, contre l'utilisation de la torture comme méthode de gouvernement dans les pays latino-américains. II participe aussi aux travaux de la « Brigade internationale des peintres antifascistes» et du «Collectif des peintres antifascistes».
Ces travaux s'inscrivent dans des mouvements de luttes populaires, telles que celle des dockers de Venise pour le boycott des transports maritimes a destination du Chili de Pinochet, ou pour la fête du P.S.U. et le défilé du 1er mai. Avec la « Brigade » Julio Le Parc réalise même une fresque de vingt mètres de long pour le musée de la Resistance Salvador Allende. Ne cessant jamais de mettre son travail personnel et sa réflexion à l'épreuve des faits, Julio Le Parc anime aussi des ateliers, comme Madrid ou a Cuba en 1986, dans le cadre de la Seconde Biennale de La Havane.
Le « Mouvement » qui porte l'ensemble de l'œuvre de Julio Le Parc, loin de se limiter au seul cinétisme ou aux œuvres de lumière, est celui d'une vie vouée à changer les choses et les comportements dans un monde perclus de certitudes. L'œuvre de Julio Le Parc, aussi généreuse qu'exigeante, affiche une indifférence souveraine aux mouvements de mode saisonniers du petit monde de l'art. Elle néglige ses grandes messes rituelles comme ses messes basses d'antichambre. D'une tout autre ambition, elle propose les prémices d'une exaltante démesure tout autant qu'un bloc d'éléments inextricablement mêlés. Son savant appareillage, construit pierre à pierre avec une espèce de rage méthodique, bascule dans l'acception maritime du terme. Alors l'appareillage devient celui d'un navire amiral de la modernité, prêt à cingler vers la haute mer la plus périlleuse que son armement rutilant ne craint pas d'affronter. Abrupte et gigantesque, l'œuvre est sans concession. C'est à prendre ou à laisser. Dans l'art comme dans la vie il faut choisir son camp et garder le cap. Bâtisseur d'un bloc de lumières aux innombrables facettes, Julio Le Parc a toujours guidé sans faillir sa dérive d'iceberg au plus prés des brulures de l'histoire. A bord, sans se soucier de respecter un ordre chronologique ou des catégories esthétiques, cohabitent ici, sur le territoire Le Parc, la peinture, ou, pour mieux dire les Surfaces dont les Modulations et les Alchimies proposent les fascinantes synthèses d'une diversité accumulées, comme s'il s'agissait de strates déposées par l'expérience, mais aussi les Reliefs, les Mobiles, les « Salles de jeu », l'aventure partagée avec le G.R.A.V. et les autres travaux collectifs, sans oublier la masse des écrits.
En Argentine, au moment du retour de la démocratie, Julio Le Parc eut les honneurs d'une grande rétrospective dans les «Salas Nacionales de Exposicion » de Buenos Aires l'année même de son soixantième anniversaire. Ce fut un gigantesque feu d'artifice accompagné par la musique d'Astor Piazzola, réalisé sur une idée pyrotechnique de Julio Le Parc, qui en illumina l'ouverture. L'événement eut lieu sur l'Avenida del Libertador, devant des centaines de milliers de spectateurs dont beaucoup pleuraient de joie à la promesse d'une liberté retrouvée. Dans les salles, un visiteur s'exclama, à propos de ce peintre qui lui apparut tellement hors du commun : « Mais c'est Carlos Gardel ! » Tout Julio Le Parc pourrait se résumer dans cette si populaire apothéose qui mêle en une même fête l'art et une foule en liesse tout en bousculant allégrement, sur un air de tango, les hiérarchies culturelles. Maitre en illusions optiques savamment programmées, le travail de Julio Le Parc s'apparente plus volontiers avec celui de l'artificier qu'avec celui des artistes «sérieux». Et si cet incurable insoumis n'a jamais renoncé à changer le monde, depuis longtemps il nous a offert de bien étranges lunettes pour le voir autrement. A travers ces lamelles de miroir, il n'est plus qu'un jeu de construction dispersé dont il s'agit de remonter les fragments. Rebelle et méthodique, appliqué et insurgé, sachant se distraire avec éclat et se remettre en question au pied levé, pratiquant l'humour le plus tendre et l'ironie la plus cruelle avec une aisance séduisante et ravageuse, Julio Le Parc continue. Lucide et serein d'avoir compris avant beaucoup d'autres que l'art a bel et bien perdu sa majuscule et que tout reste a faire, il remet la blouse et rentre à l'atelier.
Jean-Louis Pradel- 1995
ATELIER LE PARC - 2014