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ARTISTES PLASTICIENS

Par Julio Le Parc - 1960

 

Paris est un cimetière de peintres.

Malgré eux, le mythe a perdu son piédestal.

II y a longtemps qu'on a découvert l'Amérique.

II n'y a aucune Europe à redécouvrir.

Les Conquistadors sont morts avec leur barbe.

Dans les poches des directeurs de musées,

des critiques d'art, des propriétaires de galeries,

il n'y a plus de place pour les révolutions.

Les yeux des gens se sont habitués à l'imprévu et au scandale.

Tout est permis.

Plus rien n'étonne.

Tout peut être accepté, expliqué et compris.

La déraison a ses raisons.

Le plus léger sursaut du plus petit muscle peut donner lieu à une œuvre d'art.

Une chemise à l'envers, encadrée ou pas, dans une

galerie d'art ou dans une teinturerie, est valable.

Tout est bon.

Cependant cette feuille morte qui pourrit porte

sur elle l'expression de sa propre existence.

La réflexion la plus pointue conduit a l'irréflexion

la plus passive.

Rien d'étonnant.

Nous avons des tableaux plein les yeux.

Nous sommes entourés de tableaux.

Ce mur démoli est un tableau. Ce carreau sale est un tableau.

Ce moteur d'avion est un tableau.

Cette roue qui s'arrête est un tableau.

Les composants de l'abstraction portent leur

dissolution jusqu'aux traces des fourmis.

Rompant toutes normes et barrières, les composants

de l'abstraction envahissent tout panorama visible,

même les tableaux.

L'abstraction nous entoure, nous enveloppe, nous

pénètre, nous entre par les yeux et en ressort.

L'abstraction se transforme en mots,

elle est pensée et négation de la pensée.

Tout est bon, tout y est, tout s'explique,

tout peut se comprendre.

Plus rien d'étonnant. II n'y a plus de révolution.

La peinture se répand.

Tout a un sens.

Nous devons être éblouis par ces trous dans le

 trottoir ; ce grillage est formidable et ce petit papier

sale est aussi beau que s'il était d'un blanc pur,

de même que cette photo de l'écorce cérébrale.

L'abstraction a cassé les idéaux.

La beauté a rompu les amarres,

Venus et Apollon sont gênés d'être obligés

de côtoyer les taches.

Et ils n'ont absolument pas le droit de protester.

C'est un autre temps.

Un temps qui nivelle les hiérarchies.

Un temps qui permet tout.

Un temps qui met en réserve son étonnement.

Peut-être un temps qui contient en germe

la nouveauté de la nouveauté.

Le nouveau n'a jamais revêtu l'ancien.

Une négation plus une autre négation et il fait.

de nouveau.

La réflexion de la réflexion qui nie la réflexion.

Art formel + Tachisme = zéro

Art formel - formalisme = Mathieu, pompier académique.

Le Tachisme et le Constructivisme peuvent se donner la main.

La résurrection du constructivisme est un rêve

de vieillards ou d'utopistes.

Perpétuer le Tachisme ou l'art informel est la juste

ambition de ceux qui commencent à se sentir vieux.

Et que se passe-t-il alors ?

Pas la moindre fenêtre à ouvrir ?

Le moindre chemin a emprunter ?

Rien à découvrir ?

Pas la moindre possibilité de révolte ?

Pas la moindre possibilité de divergence ?

II n'y a rien d'autre à tenter ?

Les jours vont-ils continuer à s'écouler avec leurs

salons périodiques, leurs expositions quotidiennes,

Leurs chroniques d'art ?

Tout semblerait indiquer que oui.

Les bonnes digestions s'opposeraient aux nouveaux changements.

L'ordre établi satisfaisant en soi.

Sur le sol le poids est lourd et le panorama s'épaissit.

Une clarté aide et une constance d'acier et la brèche est ouverte.

Pas plus d'un instant pour ôter notre chapeau et saluer.

Nous existons et notre œuvre commence à exister.

 

Julio Le Parc

Paris, le 21 juin 1960

 

 

 

 

ATELIER LE PARC - 2014