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YVARAL, SOTO, LE PARC

Par Julio Le Parc - décembre 1996

 

Etre ou ne pas étre

 

Yvaral a écouté la voix tonitruante de I 'histoire de l'art qui lui disait : ou tu parles maintenant, ou tu to tais pour toujours. Dilemme : apparaitre comme des gens aigris, jaloux, ruminant une revanche genre "artiste inferieur" attaquant une "valeur sure" pour se faire remarquer, ou se taire a jamais et être considéré pour toujours comme un épigone de Soto, ayant fait quelques petites merdes en le copiant.

Entre ces deux extrêmes, il doit y avoir une attitude consensuelle et digne (consensuelle? peut-étre péché-je encore par naïveté) qui permette de préciser les faits de la réalité historique d'une façon objective, sans tomber dans la triche, ni dans l'insulte et sans se mettre tout le monde a dos. Si cette précision est juste et s'appuie sur des faits incontestables, meme Soto pourrait y souscrire sans perdre la face.

 

Cas de conscience

 

Scrupule mal placé à gommer ; il aurait pu me glisser l'oreille : n'attaque pas Soto, il est de la même tendance artistique que la tienne ! n'attaque pas Soto, il est latino-américain comme toi ! n'attaque pas Soto, il est presque ton ami, Etc.

Je revendique le droit de dire ce que je pense, ce que je crois juste historiquement et en le disant, je souligne la différence entre Soto et moi et affirme ne pas appartenir a la même tendance que lui ; les apparences peuvent tromper. Plus les choses seront claires, mieux ce sera pour l'art latino-américain. Plus on est sincère, plus on a de chances de construire une véritable amitié (encore de la naïveté ?). Ce faisant, je n'ai nullement l'intention d'attaquer Soto ni comme personne, ni comme artiste. J'apporte des éléments qui viendront s'ajouter à d'autres, pour alimenter une nécessaire polémique constructive, en vue d'une clarification devenue urgente.

 

Un peu d'histoire

 

Avec la fondation du Groupe de Recherche d'Art Visuel (GRAV) en 1960, nous avions pris a bras le corps le problème de la création artistique et particulièrement tout ce qui avait été fait ayant trait aux phénomènes optiques, a la construction de l'œuvre (son ossature, sa conception), au mouvement sous toutes ses coutures, etc.

A partir de là, nous avons développé un travail singulier.

Pour nous, les travaux de Paul Klee, Mondrian, Pevsner, Vantongerloo, Moholy-Nagy, Sophie Taueber, Duchamp, Albers, les constructivistes en général, Max Bill, Schoffer, Vasarely avec sa forte présence et les plus jeunes (Tinguely, Agam, Bury, Soto...) ont été à la base de notre réflexion (nous l'avions signalé dans nos publications). En analysant leurs points forts, leurs contradictions, leurs limitations, nous avons développé notre démarche personnelle, qui va au-delà de la voie qu'ils avaient tracée.

 

Recherche continuelle

 

A l'intérieur du GRAV et à l'intérieur de la Nouvelle Tendance (le groupe "N" de Padoue, le groupe "T" de Milan et d'autres artistes), de très intéressantes propositions furent avancées, soutenues par des expériences précises, par des réalisations concrètes, par des positions claires.

Elles concernaient la priorité visuelle de l'œuvre, le travail systématique, la participation du spectateur, l'aspect ludique, etc. Elles dénonçaient la mystification qui est faite de l'art et de l'artiste, elles dénonçaient aussi, en nous compromettant, l'arbitraire du système artistique officiel, la dépendance vis à vis du marché de l'art, etc.

Nous avions au sein du GRAV, une forme de travail éloignée de celle qui se pratiquait a l'époque et qui était basée sur l'individualisme, l'œuvre sacralisée, le culte de la personnalité, etc. Notre démarche à nous s'appuyait essentiellement sur une attitude de recherche continuelle, sur des échanges, sur une confrontation permanente ; en bref, nous tendions vers le travail collectif.

 

Refus

 

Ceux qui nous précédaient sont restés dans la position traditionnelle. C'était compréhensible pour Vasarely qui était âgé et dont l'œuvre était en pleine maturation (nous avons d'ailleurs eu des échanges positifs avec lui et son œuvre et ses textes étaient toujours présents). Ce sont les autres qui nous ont déçus. Ceux qui avaient le même âge que certains d'entre nous ou un peu plus, et qui avaient participé à l'exposition "Mouvement", chez Denise René, en 1955. Nos tentatives de nous rapprocher d'eux, pour réfléchir ou même travailler ensemble, sont toujours restées lettre morte. Ces artistes (Agam, Bury, Tinguely, Soto...) nous ont bien fait sentir qu'ils tenaient à leur indépendance et défendraient jalousement leur particularité artistique. L'attitude que nous prônions les mettait en cause.

Ils voulaient conserver leur chasse gardée.

 

Absurde

 

Le plus extrême et caricatural d'entre eux était Agam qui se vantait d'avoir déposé au registre des inventions "son" système de tableaux avec barres triangulaires, système utilisé dans la publicité depuis toujours. Quand j'étais adolescent à Buenos Aires, je me souviens que les péronistes s'en servaient dans leur matériel de propagande politique : sur un grand panneau, on pouvait voir le portrait de Peron qui, au fur et à mesure que l'on se déplaçait, s'effaçait pour laisser la place à celui de sa femme Evita (il faut dire que c'était efficace).

 

Le moteur de Tinguely

 

Je me rappelle que nous avions suggéré à Soto d'inclure le mouvement réel dans son travail. Lui s'interdisait le moindre moteur électrique pour ne pas empiéter sur le domaine de Tinguely. Ils pensaient également tous deux, tacitement, que faire des recherches sur les aimants, cela reviendrait à trahir voire voler Takis, etc.

 

Le truc

 

Soto avait introduit I 'effet de moirage dans ses tableaux.

II utilisait le déplacement du spectateur autrement qu'Agam. Chez ce dernier, en se déplaçant, le spectateur découvrait différents tableaux géométriques dans un même relief.

Chez Soto, il y avait une vibration optique. Et il y tenait, à sa vibration optique ! C'était son truc à lui. Quand nous l'avons connu, fin 1958, il confectionnait des séries d'œuvres dans lesquelles des éléments hétéroclites trouvés peut-être dans la rue, composaient des reliefs, ou il y avait différentes sortes de rayures sur lesquelles des morceaux de fils de fer en désordre, créaient le fameux phénomène optique vibratoire. Un phénomène optique que I 'on a retrouve a un degré moindre chez certains artistes informels, qui introduisirent la maille de fer dans leurs assemblages.

 

Débandade

 

A la fin des années cinquante, ceux qui avaient participé à l'exposition "Mouvement" chez Denise René n'ayant jamais constitué un veritable groupe ni de réflexion, ni de travail en commun, ont poursuivi leur voie individualiste, accentuant, chacun dans son coin, sa propre particularité artistique. Ils ont déserté le champ de bataille ; Tinguely happé par le néo-dada, Pol Bury personnalisant son travail par des mouvements inquiétants, Agam répétant ses tableaux constructivistes superposés, Vasarely s'envolant vers la gloire, Soto s'acoquinant avec I 'informel... La plupart d'entre eux se sont rapprochés d'Yves Klein, chez Iris Clert ; l'esprit de la galerie Denise René s'était endormi.

 

Irrésistible ?

 

L'œuvre de Soto était très influencée par la mode de l'époque : le tachisme, l'art informel. Une mode suivie au même moment par un autre artiste d'importance, un vénézuélien du nom d'Alejandro Otero, de la même tendance que Soto, mais qui n'avait lui, aucune particularité supplémentaire. Tachisme, art informel...précisément ce que nous combattions, a cause justement de son caractère de mode et de son académisme envahissant. Nous le combattions non seulement par dégout d'un faire facile et excluant d'autres démarches possibles, mais aussi par nos analyses et nos textes, comme celui que nous avions distribué sous forme de tract en 1961 à la Biennale de Paris. Mais surtout, nous le combattions en adoptant dans notre réalité artistique, une attitude bien différente de celle des artistes de la génération de Soto et de ceux qui étaient dans les cimaises des galeries et des musée a ce moment-la.

 

Cher Jean-Pierre

 

Dans l'œuvre d'Yvaral, il ne s'agit pas de quelques petits trucs improvisés et vite oubliés. II s'agit d'une démarche sérieuse et approfondie qui s'est prolongée pendant dix ans et a produit une quantité appréciable de recherches.

Tout ce travail s'est largement concrétisé, notamment à la Biennale de Paris en 1963 ou il a exposé son mural avec fils plastiques transparents, ou au musée des Beaux-Arts de Buenos Aires et a l'exposition "Nouvelle Tendance", au Palais du Louvre en 1964, avec son cube de 1961 en grand format.

Une partie du travail développé à l'intérieur du GRAV par Yvaral avait le même point de départ que Soto, le phénomène du moirage. Phénomène qui faisait par ailleurs partie des différentes illusions optiques exploitées par Albers, Duchamp, Vasarely et particulièrement Pevsner. Mais Yvaral a exploité le phénomène d'une tout autre manière que Soto. Alors que ce dernier se contentait de "dématérialiser" des éléments hétéroclites exposés devant des rayures par des vibrations optiques, Yvaral développait un veritable travail de recherche, exploitant à fond le déplacement du spectateur en jouant avec les accélérations et décélérations du mouvement optique, produites par ses constructions "prémonitoires" en fils plastiques.

En 1962, dans mon texte "A propos de art-spectacle, spectateur actif, instabilité et programmation dans l'art visuel", le passage suivant en faisait état :

"Dans le cas d'œuvres cinétiques en volumes - celles qui se réalisent avec le déplacement du spectateur - elles ont vraiment une valeur quand la perception totale du spectateur, en se déplaçant, répond aux mêmes données de conception et réalisation.

La valeur de cette perception réside, non pas dans l'addition capricieuse des différents points de vue, chacun d'eux peut-être l'équivalent d'un tableau fixe traditionnel, mais dans l'étroit rapport de déplacement du spectateur et des multiples situations visuelles qui en résultent. Chacune n'ayant en soi qu'un minimum de valeur, l'important est un troisième état produit par le déplacement.

Les œuvres les plus remarquables dans cette voie sont celles qui incluent la notion d'accélération qui produit un véritable sens du mouvement, car le moindre déplacement

du spectateur produit un mouvement visuel plusieurs fois supérieur au mouvement réel du déplacement. Ce mouvement visuel est soumis à des constantes permanentes."

 

Evidemment, Yvaral aurait été aussi ridicule qu'Agam, s'il avait déposé au registre des inventions I 'effet visuel que produisent les alignements d'arbres vus d'un train en marche. Les recherches d'Yvaral, tout comme celles des autres, étaient et restent latentes, ouvertes et susceptibles d'être prolongées.

 

Retour. Soto II

 

Le travail de Soto, qui avait été a nos yeux doté d'une problématique intéressante, nous semblait irrémédiablement perdu, trop longtemps prisonnier de l'académisme informel, une production devenue sans intérêt pour nous.

Quand Soto mettra a la porte de son atelier cet académisme informel, il se souviendra de ce qu'il avait fait auparavant et il retrouvera cette vaste plateforme composée des idées, des réalisations, des propositions qu'a force d'échanges, de confrontations et d'analyses, le GRAV et les artistes de la Nouvelle Tendance avaient établies, au prix d'une lutte et d'un travail constant, non exempt de sacrifices.

 

Vibration optique

 

II est possible que durant son époque "informelle", quelques-unes de nos idées aient pu se promener dans la tête de Soto mais le fait est que, pendant toute cette période, il n'en a appliqués aucune, se contentant d'exploiter le phénomène de la vibration à la mode informelle.

On peut argumenter que ce qui importe dans le cas de Soto, c'est la mise en évidence de la vibration optique et que les supports sont sans importance. Cela signifierait que l'attachement a un thème, que la persévérance à le maintenir sur différent supports, permettent a l'artiste de se constituer une identité, un label, un style, une image de marque, c'est-a-dire un passeport pour la réussite.

 

Label

 

Dans la gamme des artistes monothématiques, on en trouve de toutes tendances, qui ont réussi à imposer leur image de marque puisque le milieu artistique leur a accordé sa reconnaissance.

Voulez-vous des accumulations ? en voici pour tous les gouts (Arman).

Voulez-vous des colis ? en voici et chaque fois plus gros (Christo).

Voulez-vous des drapeaux étoilés ? en voici de toutes les dimensions (Jasper Johns).

Voulez-vous des nanas ? en voici de toutes les couleurs (Niki de Saint Phalle).

Voulez-vous des rayures ? en voici à toutes les sauces (Buren).

Aimez-vous les grosses ? en voici avec supplément de gros, de petits gros, de gros chats... (Botero) Supportez-vous la télé ? en voici des montagnes (Nam June Paik).

Aimez-vous les maigres ? en voici en marche (Giacometti) Aimez-vous le ciel ? voici des tonnes de bleu outremer étalé au rouleau (Yves Klein).

Aimez-vous la vibration optique ? En voila à grande échelle (Soto).

Aimez-vous le noir ? voici le "noir lumière" (Soulages) Aimez-vous les vieilles pierres ? voila des kilomètres de murs craquelés, texturés...(Tapies).

Aimez-vous les compressions ? voyez un ferrailleur (Cesar)

Aimez-vous la peinture qui dégouline ? voici celle qui a coulé, coulé, coulé...(Pollock).

Aimez-vous les salles de bains ? voici des carrelages à la pelle (Raynaud).

Aimez-vous les souvenirs de Montmartre ? vous trouverez des artistes pour touristes qui ne se cachent pas d'en faire commerce.

Voulez-vous un souvenir de la grande mystification de l'art ? en voila, en voila, en voila...

Aimez-vous les pamphlets ? en voici un de la race de ceux qui n'en finissent pas (Le Parc).

On pourrait gloser à l' infini sur ce thème dans le registre ironique.

 

Deux poids, deux mesures

 

L'attitude qui consiste à expérimenter continuellement est absolument en contradiction avec l'idée d'œuvre unique et originale. L'originalité réside dans cette attitude même.

Elle est ouverte, généreuse. Le chercheur se satisfait de ses petites découvertes qui, pas à pas, finiront par constituer une démarche.

Dans notre milieu, cette attitude n'a pas de "valeur en bourse". Les valeurs cotées sont plutôt le "style", la persévérance dans une même voie. Si vous passez cinq, dix, trente ans à faire la même chose, vous aurez une chance de devenir une valeur sure, reconnaissable et appréciée. Plus on persiste dans une manière de faire - indépendamment du faire - plus on a de chances de reconnaissance. En tout cas, plus que si on expérimente. L'expérimentateur est en général considéré hors circuit, démodé, catalogué comme iconoclaste, ingénu, utopiste ou casse-pieds, empêcheur de tourner en rond.

 

Malgré tout

 

En dehors de la reconnaissance et des avantages que le milieu artistique peut accorder a celui qui a adopté un "style", même s'il est "uni-thématique", il y a des cas ou un artiste qui suit sincèrement son obsession a longueur d'années, arrive a affiner son thème au point de surpasser toutes les considérations et produire de très belles œuvres. Dans le cas ou il puise son inspiration dans le travail d'un collègue, la beauté de ses œuvres peut faire oublier le manque d'originalité et peut-être peut-il même en faire surgir quelque chose qui, sans lui, serait resté ignoré.

 

Altruisme

 

Pour celui qui se situe en dehors des rivalités personnelles et qui privilégie le développement des idées, c'est une grande satisfaction que de voir une de ses idées prendre forme et devenir évidente pour tous. A condition toutefois de ne pas s'être fait écraser auparavant soit par l'injustice de l'oubli, soit par l'accusation d'imposture.

 

Fiche à idées

 

Les artistes du GRAV et ceux de la Nouvelle Tendance n'étant pas précisément de farouches défenseurs du petit truc, de la petite trouvaille, de l'image de marque, les années passant, tous leurs apports sont devenus (peut-être les a-t-on fait devenir) une nébuleuse qui s'estompe.

On les perçoit comme une masse informe qui se dilue dans l'air du temps passé et qui appartient à tous. Certains y ont pioché sans vergogne, d'autres l'ont fait en douce, d'autres enfin ont développé nos idées en faisant des propositions nouvelles. De sorte que les "historiens" pressés de l'art contemporain oublient toujours ces apports-la. Tachisme, pop-art, minimalisme, trans-avantgardisme, ca leur suffit. Pourtant, il y a du GRAV et de la NT dans le minimalisme, le conceptualisme, l'art sociologique, le nouveau constructivisme, le support-surface, le BMPT, I 'interventionnisme, chez les installateurs, dans les collectifs d'artistes, chez les artistes contestataires, et... et... chez Soto aussi.

 

Le point de rupture

 

Peut-on dire que l'œuvre réalisée par Soto a la fin des années 50, début 60, était informelle ? Elle l'était et, en même temps, elle ne l'était pas. Peut-on dire qu'une grande partie de celle qu'il a réalisée par la suite était du GRAV / NT ? C'en était et ce n'en était pas. Dans cet interstice se situe Soto. Là, en étant à la fois une chose et l'autre. Pour ce qui nous concerne, ce n'est pas seulement un problème de dimension, d'échelle ; tout en élargissant certains de nos thèmes, il leur a donné une autre envergure (pas seulement par la taille), d'une intensité différente.

Les qualités artistiques de Soto sont indéniables. Ce qui était chez nous du domaine de la recherche, de l'expérience (même accomplie a 100%), s'est imposé un peu plus tard chez Soto, dépassant l'idée originale, d'une qualité et d'une noblesse remarquables, dues a la finesse et a la sensibilité de l'artiste qu'est Soto. Et la aussi, son petit truc (vibration optique) devient un prétexte. II est présent dans ses réalisations mais submerge par le fait artistique ; quand on les regarde, on a l'impression qu'elles auraient pu s'en passer.

 

Paternité

 

Etre jaloux de la réussite de l'œuvre de Soto ? Lui en vouloir ? Non. En différentes occasions, j'ai manifesté a Soto combien j'appréciais son travail. Je me rappelle I 'avoir félicité a la foire internationale de Montréal pour son œuvre suspendue dans le pavillon, simple et beau, du Venezuela, conçu par I 'architecte Villanueva. Je n'étais pas en train de me féliciter moi-même bien que, dans sa conception, son œuvre fut proche d'une des miennes réalisée antérieurement. Elle était semblable et différente. C'était tout Soto. Mes félicitations étaient sincères, car "la mienne" en question venait bien aussi de quelque part, et réclamer des paternités m'a toujours semblé ridicule.

 

Culture de l'exclusion

 

Par un jeu de passe-passe, I 'histoire contemporaine de l'art a escamote tous les apports d'une démarche qui représente de longues années d'un travail très intense de recherche à l'intérieur du GRAV et de la NT.

Pourquoi ? Opinion d'un anti-yankee primaire : à cause des rivalités des années 60 entre l'Europe et les Etats-Unis. Cette guéguerre a pris fin quand tout le monde a reconnu la suprématie nord-américaine dans le domaine de l'art aussi et a accepté que c'étaient eux, les yankees, qui déterminaient la valeur des choses. Et comme dans le courant NT les artistes nord-américains n'étaient pas protagonistes, ils ont décrété que ce courant n'avait jamais existé. Et les Européens se sont soumis à la loi du silence.

Une anecdote : au moi de mai 1996, lors de mon exposition à I 'Espace Electra, quelques revues spécialisées ont publié de petits articles sur moi. En les feuilletant, j'y ai trouvé des pages entières consacrées a la grande exposition de Soulages au Musée d'Art Moderne de la ville de Paris. J'ai été agréablement surpris de lire les louanges des critiques d'art sur le "noir-lumière", de les voir admirer la manière originale qu'a Soulages d'accrocher la lumière dans ses tableaux et s'étonner de la façon dont elle les modifie et les transforme selon l'emplacement et les déplacements du spectateur. C'est alors que j'ai rencontré une critique d'art qui n'avait pas encore écrit son papier sur Soulages et se préparait à le faire. Naïvement, je lui ai demandé si elle allait y faire état de notre travail a l'intérieur du GRAV et de la NT, au début des années 60, sur l'œuvre non-définitive, sur l'instabilité, sur le mouvement, sur la participation du spectateur et sur l'incorporation a l'œuvre des contingences extérieures. Elle m'a ri au nez. Selon elle, personne ne pouvait s'intéresser a de telles élucubrations et si quelqu'un avait eu l'idée saugrenue de réaliser quoi que ce soit de semblable, ca ne pouvait être qu'un artiste mineur et inconnu ; l'artiste génial, c'était Soulages.

 

Hommage oui - Hommage non

 

Elle était si convaincue de son argument, qu'elle me proposa d'intituler une de mes œuvres des années 60 exposée a Electra, "Hommage a Soulages" !!!

Voila ce que I 'on peut dire du "sérieux" d'une certaine critique soumise au prestige, au marché de l'art, aux modes. C'est comme si un critique avait proposé a Yvaral lors d'une éventuelle exposition, d'intituler son cube : "Hommage à Soto". N'aurait-il pas été plus logique et plus juste que Soto intitule l'œuvre qu'il a présentée cette année aux Champs- Elysées : "Variation sur un thème d'Yvaral" ou, en toute simplicité, "Hommage à Yvaral" ?

 

Pénétrable - Pénétrables

 

A la Biennale de Paris en 1963, j'avais réalise a l'intérieur du labyrinthe (travail collectif du GRAV) une petite cellule comprenant toutes les données conceptuelles, matérielles et de fonctionnement de ce que, plus tard, on allait appeler "pénétrables".

En 1969, quand Soto installa un pénétrable sur le parvis du Musée d'Art Moderne de la ville de Paris, lors de sa première rétrospective, j'en fus très content. C'était pour moi comme si ma petite cellule de 1963 quittait le labyrinthe pour prendre son envol, traversait les portes du musée et venait se poser juste devant. Elle prenait ainsi une autre envergure, révisée par Soto, dans ce grand carte de ciment ou des patineurs faisaient habituellement leurs arabesques. J'ai vu des photos d'une des filles, déjà grande et bien jolie, de Soto a l'intérieur du pénétrable et cela m'a rappels avec émotion celles que j'avais faites de mes enfants, encore petits, participant a quelques-unes de mes œuvres.

 

Dans la rue, la cage

 

Je me suis dit à l'époque que si nous avions pu disposer de telles facilités lors de notre "Journée dans la rue" en 1966, nous aurions été autrement plus efficaces. Au lieu de quoi, nous eûmes droit à la police pour nous chasser. Ce qui ne nous empêcha pas d'être heureux et fiers de notre démarche, du sens qu'elle avait et du contact avec le public. Parmi les événements que nous proposions, il y avait la minuscule cage cylindrique d'Yvaral faite de fils plastiques transparents, minuscule par rapport aux pénétrables de Soto.

Dans une des photos de l'époque, il est touchant de la voir déjà "pénétrée" et occupée par l'actuel patriarche a barbe blanche, plus vieux qu'en réalité ; en ce temps-la, sa moustache était encore noire ; il s'agissait de Pierre Restany.

A coté de lui, une belle jeune femme moulée dans un ensemble rayé noir et blanc qui faisait ressortir ses rondeurs et qui jouait "optiquement" avec des fils plastiques suspendus. D'autres rondeurs, d'un autre charme celles-là, avaient également pénétré la cage en la personne de Otto Hahn.

 

Mais...oui

Soto a pris un deuxième départ après son époque "informelle". Pour ce faire, il s'est appuyé en grande partie sur les idées que nous avions lancées entre temps. II a "emprunté" certaines de nos recherches en les développant. Et après ? Eh bien, je pense - une fois ces petits "péchés" pardonnés - que ce que Soto réalise est très beau.

Ce qui est moins pardonnable, c'est le comportement des décideurs obtus et des historiens de l'art amnésiques, qui nous obligent a effectuer cette clarification - certes tardive et qui risque d'être peu appréciée - concernant Yvaral, le GRAV, la NT et moi-même, par rapport a l'œuvre de Soto.

 

Illusion

 

On peut se prendre a imaginer tout ce qu'auraient pu réaliser les artistes de la NT si on leur avait donné plus de possibilités. On peut nous rétorquer que si cela ne s'est pas fait c'est parce qu'ils manquaient de conviction, qu'ils étaient incapables de communiquer leur enthousiasme pour emporter les décisions. Ou peut-être était-ce que nous n'étions pas assez opportunistes, pas assez prêts a faire des courbettes ou a considérer que "la fin justifie les moyens". Mais ce sont des considérations morales qui ont à voir avec la conscience de chacun.

Je pense, on outre, que pour celui qui se donne la peine de les chercher, les vrais apports se trouvent davantage dans la recherche même que dans le spectaculaire.

Que Soto fasse une troisième exposition rétrospective à Paris, c'est très bien. Mais il serait très bien aussi que Paris invite un jour les artistes du GRAV et de la NT à montrer tout leur travail de recherche des années 60.

Ce serait une juste réparation et une clarification beaucoup plus éloquente que ce texte.

 

Une place. Toute la place

 

Soto doit avoir toute la reconnaissance qu'il mérite.

C'est normal. Ce qui serait anormal et malsain pour tout le monde, Soto inclus, serait qu'il n'en ait pas du tout ou qu'il en ait une excessive, sans rapport avec la réalité, comme celle de certains artistes "élus" d'aujourd'hui exagérément célèbres, qui, a coup sur, seront les "pompiers" de demain. En portant un artiste au pinacle, cette reconnaissance totalitaire se fait au détriment des autres. Est-on déjà dans le malsain ? Est-il déjà trop tard ? Dans tous les cas de figure, ce texte à sa raison d'être, ne serait-ce que pour la sérénité intérieure que le fait de l'avoir écrit m'a apportée.

 

Boomerang

 

II est fort possible que cette démarche se retourne contre nous. Soit que nos propos tombent dans la plus complète indifférence. Soit qu'on nous accuse d'être des copieurs, on critiquant nos réalisations, celles de l'époque du GRAV, celles d'après ou celles d'aujourd'hui, ou on démolissant notre analyse. Ces critiques-la seront les bienvenues en cette époque de crise généralisée, si elles s'inscrivent dans une réflexion approfondie de notre milieu sur la production artistique : comment elle est conçue, comment elle est mise en valeur, comment elle est diffusée, comment on la commercialise, comment elle s'inscrit dans le social, etc. C'est ainsi que l'on pourra déceler ses contradictions, ses défaillances et voir comment on peut la modifier et I 'intégrer de façon positive a la société contemporaine.

 

Julio Le Parc

 

Cachan, décembre 1996

 

 

 

 

 

ATELIER LE PARC - 2014