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Atelier Le Parc à La Havane

Par Julio Le Parc - 1986

 

Origine

 

L'invitation qui m'a été faite de réaliser un atelier à La Havane est venue de ce que j'avais raconté aux responsables culturels cubains en 1985 a propos de ce que le cercle des Beaux-arts de Madrid organisait. La- bas, tous les mois, un artiste connu est invité à diriger un atelier de jeunes artistes. J'y ai d'ailleurs été moi-même invité. Le travail de mon atelier s'est terminé par une expérience collective dans la rue, dans le parc du Retiro de Madrid. Quelques années auparavant, j'avais fait quelque chose de similaire avec un groupe d'étudiants de l'école d'Art d'Aix-en-Provence, dans le sud de la France, et déjà en 1966 avec le GRAV (Groupe de recherche d'art visuel), nous avions réalisé une expérience a Paris, intitulée « Un jour dans la rue).

 

Motivation

 

Les douze jeunes artistes cubains qui ont participé a l'atelier ont été sélectionnés par les autorités culturelles cubaines, a la différence des vingt participants de l'atelier de Madrid qui, eux, ont postulé librement avec le risque de ne pas être choisis. Ceci implique une motivation différente. A Madrid, la participation est volontaire et guidée par un intérêt particulier à travailler avec l'artiste choisi, les participants allaient à leur travail pendant la journée, et ne rejoignaient l'atelier qu'ensuite. A La Havane, je pense que presque tous les participants ont du supporter un déplacement de leurs activités laborales ou d'études habituelles afin de disposer de leur temps. Ce qui est positif mais en même temps peut être considérés comme un changement provisoire de lieu de travail soumis aux normes et aux horaires courants. Les participants cubains ont peut-être pensé, du moins au début, qu'ils étaient la pour m'aider à réaliser mon projet personnel. Un malentendu qui s'est dissipé des la première rencontre, car mon point de vue était que tout ce qui se ferait ici serait le produit d'un échange collectif, au niveau de la conception, de la décision et de la réalisation.

Une autre différence avec Madrid est que là-bas, l'activité de l'atelier était avant tout basés sur un travail plastique et d'échange, et que c'est justement ces échanges qui, petit à petit, ont donné naissance à l'idée de faire quelque chose de collectif dans la rue. Dans l'atelier de La Havane, l'idée de faire quelque chose dans la rue était déjà décidé a l'avance et a influencé tout le travail de l'atelier. Ceci a permis de disposer de plus de temps pour préparer l'expérience dans la rue, ce qui fait que la créativité collective a développé beaucoup d'autres thèmes. Nous disposions également de plus grands moyens matériels qu'a Madrid et d'un soutien officiel incontestable.

 

L'expérience dans le parc

 

Je considère que cette expérience a été un succès puis ¬qu'elle a rempli sa mission. Le niveau de participation spontanée du public était extraordinaire. Certains débordements peuvent être attribués à la liberté totale d'utiliser les éléments exposés et à l'absence totale d'encadrement. Ceci peut s'expliquer par un manque d'habitude de ce genre d'événement, par la contagion de la participation exacerbée ou par une appropriation démesurée de tout ce qui se trouvait la, par une ignorance des limites, par un manque de références, etc. II est certain que s'il y avait eu un minimum d'encadrement pour éviter les excès, on n'aurait pas eu à parler de violence destructrice. II faut bien savoir que la plupart des réalisations étaient précaires. Dans le programme, sur certaines il était inscrit : «A partir de 10 h du matin et pour le temps que ca durera ». De toute façon, même quand certains éléments se sont cassés, les jeunes et les enfants inventaient d'autres utilisations possibles avec les morceaux restants.

Evidemment que s'il n'y avait pas eu de problèmes, le succès de l'opération aurait été plus total. Par exemple, si certains ateliers programmés qui ont été annules (celui de fibres de Marta Palau, celui de sérigraphie d'Aldo Menendez, ou celui de monotypes) avaient eu lieu, cela aurait aide à créer un équilibre car cela aurait donné aux gens des possibilités de participation plus variées. De même si on avait pu disposer de quelques animateurs pour créer une relation réflexive avec le public au travers d'interviews d'opinions sur les œuvres d'artistes invités ou de l'atelier, sur les jeux, etc. De même, le succès de la participation du public accablait un peu les participants a l'atelier qui on négligé un peu la programmation, pensant peut-être qu'ils avaient déjà atteint leur but, perdant ainsi une occasion d'intensifier le contact avec le public et d'en tirer plus d'enseignements.

 

Réunion-bilan

 

Comme d'habitude, avec un petit peu plus d'efforts, on aurait pu tirer beaucoup mieux parti de cette expérience et définir plus précisément les problèmes qu'elle pose au niveau de la communication de l'art actuel avec le public en général.

Une réunion de réflexion sur cette expérience a été organisée. Malgré son caractère un peu intime elle a été très intéressante. Le fait qu'elle ait eu lieu dans des conditions précaires a fait que peu d'artistes cubains y ont assisté et pas du tout d'étudiants et de critiques d'art cubains.

Elle a marqué la différence avec Madrid, ou tout était entre les mains des participants qui ont démonté tout le matériel du parc, tachant d'en récupérer le maximum, et qui pendant des nuits se sont réunis pour réfléchir ensemble, tirer les conclusions de l'enquête, analyser les possibilités et organiser une réunion-débat dans un local du cercle qui, pour l'occasion, fut transformé en utilisant notamment certains éléments du parc. Je n'ai pour ma part pas pu y participer mais j'ai su qu'on y a discuté publiquement des problèmes rencontres, des différents travaux exécutés par le public et qu'on y a passé des vidéos du parc. Le cercle a enregistré pour publication la plupart des échanges pendant tout le mois qu'a duré l'atelier.

Cependant, la réunion de réflexion de La Havane a été très utile et même émouvante. Tout le monde y a pris la parole : moi, les jeunes artistes de l'atelier, les peintres invités présents, les responsables culturels, un critique d'art allemand, les grand-mères du quartier et même un enfant. Si l'idée, qui a été discutée a un moment avec le ministre de la Culture Armando Hart, d'éditer un album retraçant en photos toute l'expérience de l'atelier se réalisait, ce serait bien d'y adjoindre les témoignages écrits de tous ces gens.

 

Mise en valeur de l'expérience

 

Pour en revenir a l'expérience dans le parc, le risque qu'elle encourt si elle reste sans suite c'est qu'elle soit considérée comme une curiosité ou pire encore qu'on l'isole en l'étiquetant esthétiquement comme « art de participation », «art ludique », «art de la rue », etc.

Comme on disait autrefois « art expressionniste », « art surréaliste», «art conceptuel», etc.

Pendant l'atelier, une journaliste cubaine m'a demandé dans quel courant esthétique s'inscrivait l'expérience du parc. Je lui ai signalé qu'il y avait des œuvres esthétiquement aussi différentes que celle de Mariano comparée a celle de Rotella, ou celle de Madhoavi comparée a celle de Silvano Lora et que les propositions faites par l'atelier possédaient de multiples bases esthétiques, que le projet n'était pas une proposition esthétique mais une tentative d'établir une relation différente entre le fait plastique et le grand public. D'autre part, un prestigieux critique d'art cubain m'a demandé si l'expérience du parc était suffisamment intéressante pour qu'il écrive dessus.

 

Projection de l'expérience

 

On peut répéter l'expérience du parc mais sa projection ne passe pas obligatoirement par la répétition. II ne s'agit pas d'avoir en permanence un groupe qui fait la même chose, ni d'attribuer un caractère plastique aux choses populaires : carnavals, fêtes, parcs pour enfants, etc., bien qu'on puisse en considérer la possibilité.

Cette expérience révèle que l'on peut intervenir, par le moyen des arts plastiques, dans la transformation de la relation art-peuple. Dans ce sens, on peut imaginer un groupe multidisciplinaire fortement motivé, qui, en se fondant sur ce qui a déjà été fait, réalise pendant un an, un travail intense avec les gens du peuple.

Ce travail aurait comme finalité de mettre en évidence, de manière claire et inventive, qu'il existe dans l'être humain une grande capacité d'observation, de comparaison, de critique, de jugement, de valorisation, de participation et de création. II démontrerait qu'il est possible de sauter la barrière de préjugés, qui tend a nous faire croire que la cause du divorce de l'art contemporain et du grand public est l'ignorance des gens, leur inculture, leur mauvais gout, leur insensibilité a l'art.

On pourrait ainsi imaginer de multiples expériences pas nécessairement spectaculaires, plutôt ponctuelles et bon marché du point de vue matériel, qui s'adressent à des tranches de population. II faudrait tenir a chaque fois un registre de l'objectif recherche, de sa réalisation et de son résultat (enregistrements, photos, vidéos, etc.) pour pouvoir les analyser de plusieurs points de vue (esthétiquement, culturellement, sociologiquement, politiquement, etc.)

Tout ceci déboucherait enfin sur une proposition générale qui envisagerait une nouvelle manière de diffuser l'art, une nouvelle manière d'en recueillir les échos dans la population, une nouvelle manière de le valoriser, de le stimuler, et une nouvelle forme d'insertion sociale a responsabilité partagée, qui conduirait logiquement a une nouvelle manière de le concevoir.

Ceci permettrait d'élaborer une alternative bien fondée face aux schémas incontournables du monde des arts plastiques et ses systèmes de sélection arbitraires, a ses conventions de circonstance (les modes), a ses valorisations excluantes qui passent par la commercialisation, sa dépendance aux règles du jeu établies dans les centres internationaux et avec lesquelles l'art du tiers-monde est toujours perdant, obligé de se renier ou d'être ignoré, reproduisant les modèles de ces centres.

Ceci permettrait aux jeunes artistes cubains et aux étudiants en art de faire leur apprentissage en fonction de cette alternative. Pour un jeune, les risques de tomber dans la position mentale de l'artiste destiné à triompher individuellement quelles qu'en soient les conditions, diminueraient. D'un autre coté, si le triomphe arrivait, il aurait comme fondement l'acceptation du travail dans la plus large confrontation possible avec le peuple. Et ce serait nouveau dans le monde actuel des arts plastiques.

 

Ateliers d'art contemporain

 

Je pense que l'idée d'un atelier mensuel (comme ceux de Madrid) a la charge d'un artiste, qu'il soit étranger ou cubain, avec inscription libre et sélection a la charge de l'artiste invité, devrait titre adoptée par les autorités culturelles cubaines. Ceci permettrait à bon nombre de jeunes artistes d'entrer en contact, tout au long de l'année, avec différents artistes, de manière chaque fois différente et en dehors de l'enseignement programmé. On obtiendrait ainsi des échanges vivants dans lesquels la problématique de l'art actuel serait pensée en commun au travers de pratiques diverses.

II serait souhaitable de réaliser des ateliers de cette nature dans de nombreuses villes latino-américaines, asiatiques et africaines; ce serait une excellente forme de connaissance mutuelle.

 

Le bonhomme-poupée

 

Quand nous avons fabriqué le bonhomme-poupée, s'agissait de faire pour le parc une anti-statue, éphémère naturellement. II représentait la statue de l'artiste idéal. On pouvait dire :

- que s'il bougeait les oreilles c'était pour chasser les faux encouragements, les critiques non fondées, les flatteries;

- que s'il bougeait les yeux, c'était pour bien percevoir les formes, les couleurs, les mouvements, les changements, etc.;

- que s'il bougeait la langue, c'était pour répondre en argumentant et en défendant ses idées face au conformisme, et pourquoi pas, pour gouter le rhum cubain;

- que s'il bougeait la tête, c'était pour embrasser du regard ce qui se passait dans son environnement, être informé des injustices, voir le monde en pleine convulsion et les peuples en lutte;

-  que s'il bougeait le pinceau, c'était pour souligner que dans le domaine des arts, comme dans les autres, on n'avance qu'en travaillant dur;

- que s'il bougeait le bras qui tenait la palette, c'était pour inviter tout le monde à participer a l'acte de création pour ne pas se le garder égoïstement pour soi tout seul;

- que s'il faisait du bruit, c'était pour réveiller les gens et les sortir de leur léthargie;

- que s'il avait un grand cœur rouge qui battait c'était pour indiquer que l'acte de création doit titre généreux, tourner vers les autres et non pas individualiste, à la recherche du succès sacralisateur et économique.

 

Le bonhomme est allé au parc et en est revenu en partie déchiqueté. On peut en tirer la conclusion que dans le domaine des arts, quand on se met directement en contact avec les gens, on plonge dans l'inconnu et on n'en sort pas indemne. On ne sera plus jamais le même.

Si on répète ces allées et venues, il se forge une relation qui transforme les gens mutuellement.

Si le bonhomme est revenu différent de ce qu'il était au départ, je suis sur qu'en ce jour du 23 novembre 1986, la majorité des gens qui se trouvaient dans le parc sont rentrés chez eux transformés; ne serait-ce que  dans leur manière de regarder l'art. Le sentiment que l'on peut aller directement vers l'art et que l'art peut aller directement vers les gens s'est fait sentir,  peut être confusément pour certain mais dans un climat d'allégresse partagée bien réconfortant et qui ouvre des perspectives sur l'avenir.

 

 

 

 

ATELIER LE PARC - 2014