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La couleur

Par Julio Le Parc - Mendoza, 12 mai 2000

 

Il semblerait évident qu’un peintre comme moi puisse discourir sur la couleur. Discourir, pas

seulement sur la couleur, mais aussi sur la forme, sur le mouvement ou sur la lumière, c’est

pour moi très laborieux.

 

En réalité, la réflexion sur ces thèmes-là est en moi de façon permanente. Elle m’accompagne

quotidiennement dans mon travail. Elle se transforme rarement en mots et plus rarement

sa façon en doutant constamment. C’est important pour ne pas être soumis à des préconcepts.

Ainsi, j’ai établi mes propres paramètres de travail en me laissant transporter par mon faire, ce

qui me donne des possibilités de développement.

 

Il semblerait que pour un peintre, la couleur est primordiale : c’est ce qui est, matériellement,

sur sa palette.

 

La couleur est quelque chose de très grand ; je l’associe, pour ma part, aux couleurs pures,

fortes. Néanmoins, dans la vie quotidienne de nos villes, les couleurs pures sont très diluées

dans des gammes de gris. Quand on voit une photo de foule en couleurs, par exemple, ne

sont pas elles qui dominent, pas plus que dans les paysages urbains avec leurs immeubles aux

valeurs et tonalités très désaturées.

 

Quand on me dit « couleur », c’est peut-être seulement en moi que se produit une association

avec les couleurs pures qui brillent de leurs propres lumières en s’élevant du quotidien.

Enfant, je restais émerveillé quand je voyais un regroupement de couleurs pures : un petit tube

de verre qui servait de règle, pleine de fils de couleurs ; un grand flacon dans la pharmacie

plein de bonbons colorés enveloppés dans des papiers multicolores ; les confettis du carnaval

d’abord entassés dans un petit sac transparent et après volant dans les airs. Et que dire des

boîtes de crayons de couleurs que je pouvais désordonner et réordonner de différentes façons,

un peu déçu que la couleur de la mine sur le papier ne soit pas aussi vive que celle de la peinture

de l’extérieur du crayon.

 

La couleur était pour moi comme un niveau différent, une autre catégorie de la vie. Un peu

comme un passage venant des rêves ou comme une porte ouvrant sur un monde meilleur.

Et la nature ? On peut y trouver la couleur dans tous ses états mais pas au même moment.

Dans la forêt, il y a une infinité de couleurs ; en été, à première vue, ce qui prédomine c’est le

vert, mais si on entre plus profondément, on trouve toutes les couleurs pures dans les fleurs,

les insectes, les oiseaux, etc.

 

La nature nous donne la notion du temps par la couleur, à travers des changements successifs,

et la couleur, c’est quelque chose de vivant qui se multiplie avec ces transformations. Quand on

apprend un peu : quelle merveille, la couleur invisible qui transite par la lumière !

Et notre mémoire qui nous fait défaut et qui parfois nous fait nous souvenir en couleurs de

photos ou de films qu’on a vus en noir et blanc.

Et les peuples primitifs (tout aussi savants) cherchant des pigments dans les pierres et dans les

végétaux pour peindre leurs corps, teindre les tissus et les plumes, et construire avec eux des

cérémonies collectives, magiques.

 

La couleur en elle-même, ses associations, sa perception, son usage, les significations qui lui

sont données, les phénomènes de mode dans le goût des gens, la couleur avec sa noblesse

et en même temps la couleur criarde donnent un contenu à une infinité de situations, et les

associations couleur-quelque chose peuvent être chamboulées. Le noir, en devenant couleur.

Le blanc, en devenant couleur. Le blanc, en se teintant de couleur-lumière. Le noir, en devenant

couleur par contraste.

Et le circuit fermé d’une gamme de couleurs pures qui contient la couleur et peut nous donner

l’impression qu’on peut la dominer, c’est sans compter avec la relation couleur-œil : ce plan

intermédiaire entre ce qu’on regarde et celui qui regarde. Là, la couleur fait toutes sortes de

blagues, faisant et défaisant des effets optiques, recréant de nouvelles couleurs. Et quand un

contour rouge, par exemple, teint de rose une surface blanche ?

Mon travail avec la couleur a toujours été empirique. Feuilletant quelques traités sur la couleur,

dans les années 1950, j’ai pu constater que certains postulats ne se comprenaient pas dans la

réalité.

Je préférais donc aller de l’avant en tâtonnant, en prenant la couleur comme un thème du travail

pictural, comme un peintre peut prendre comme thème le paysage, la nature morte, le nu…

Vouloir peindre n’est pas exactement la même chose que peindre avec la couleur.

Quelle prétention

! Peindre la couleur !

Considérer la couleur comme une entité en soi déconnectée de sa fonction de représentation

ou d’addictif au formel.

Ainsi, tâtonnant, je faisais des expériences avec la couleur : avec des lignes de couleurs qui

teintaient le fond blanc ; avec le phénomène rétinien ; avec la vision périphérique et surtout

avec une gamme de quatorze couleurs partant du jaune en passant par le vert, le bleu, le violet,

le rouge, l’orange, pour retourner au jaune. Une gamme de cette nature est en elle-même

une splendeur, un morceau d’arc-en-ciel descendu du ciel.

Avec cette gamme, je me mettais à imaginer quatorze tableaux, de 2 × 2 mètres, dans un

grand espace, chacun avec une couleur et juxtaposés, et après j’imaginais les différentes permutations

de la plus simple à la plus complexe sur la base de systèmes élémentaires avec des

trames neutres et régulières.

Ceci me permettait de multiples combinaisons qui pouvaient aller de quatorze à un nombre

très élevé à partir de situations virtuelles multiples jouant sur la saturation, le contraste, la

proximité des couleurs, etc. Cette gamme de quatorze couleurs prenait une dimension vertigineuse par l’énorme potentiel des combinaisons.

Ceci m’a amené à faire de petites machines avec des écrans prismatiques autour desquels la

gamme de quatorze couleurs, cette fois en transparence et éclairée par derrière, était mise en

mouvement, mettant en évidence cette potentialité de changements. C’était déjà la couleur en transformation, en permutation, en mouvement. Et l’addition de la couleur-lumière dans la

transparence de l’écran prismatique n’était pas la même que l’addition-pigment ni que l’addition rétinienne.

 

Tout cela a été initié en 1959 et repris dix années plus tard, toujours avec la préoccupation

d’inclure, dans chaque expérience, la totalité de la gamme de quatorze couleurs sans donner

de préférence à aucune d’elles et sans les mélanger ni avec le blanc, ni avec le noir.

La couleur revient dans mon travail dans une série plus récente appelée Alchimie. Cette fois,

la couleur est subdivisée à la façon de Seurat, le grand peintre postimpressionniste, mais dans

la majorité des cas dépouillée de son caractère anecdotique.

Là sont et demeurent, dans ma production, de nombreux projets, tableaux et objets, hommages

à la couleur, avec un grand C, et à ces couleurs qui sont entrées par mes yeux dans mon

enfance à Mendoza et m’ont émerveillé.

Texte lu lors d’un congrès sur la couleur.

 

 

 

 

ATELIER LE PARC - 2014