FRANCAIS
ENGLISH
ESPANOL
« ARTE PROGRAMMATA »
Umberto Eco - 1962
Texte d'Umberto Eco publié dans le catalogue de l'exposition «ARTE PROGRAMMATA»
L'art contemporain nous avait habitués à reconnaitre deux catégories d'artistes d'un coté ceux qui recherchent de nouvelles formes suivant un idéal presque pythagorique d'harmonie mathématique, qui inventent - des configurations réglées par des rapports secrets et qui pour arriver à la poésie passent à travers la géométrie, euclidienne ou non; du coté opposé, les artistes qui ont reconnu la fécondité du hasard et du désordre, certes conscients de la remise en valeur — de la part des disciplines scientifiques — des processus casuels et statistiques et qui ont acceptés toutes les suggestions provenant librement de la matière, pressant des tubes de couleurs sur des toiles vierges, battant, déchirant, trouant et brulant tissus, bois et tôles, encadrant et collant des morceaux d'objets réels, brisés et juxtaposés.
II semblait que ces deux attitudes n'avaient aucun point en commun, si ce n'est un — plutôt plausible d'ailleurs historiquement: dans chacun des cas on essayait de nier la conception, pacifique et acquise, qu'une société s'était faite des « formes belles », pour proposer de nouveaux moyens de former, d'autres possibles configurations du réel, découvrant d'une part la poésie des formes d'inspiration géométrique, de l'autre les possibilités formelles de l'informe, tachant donc de donner une forme, une nouvelle forme, a ce qui habituellement était considéré comme désordre a l'état pur.
C'est ainsi que, tout en suivant des traces si différentes, maniaques du programme maternalisant et « rock and rollers » de la lacération plastique, ils poursuivaient au fond une même fin : agrandir pour l'homme contemporain le domaine du perceptible et de l'utilisable. Ceci en dehors de toute autre différence d'école ou de courant; en dehors de cette divergence des intentions pour lesquelles, comme l'on a remarqué, les mystiques de la forme accomplie et mesurée auraient fini au fond par intégrer les formes de leur invention dans le cadre d'une société industrielle acceptée sans réserves; tandis que les anarchistes de la forme dissoute et outragée protestaient au fond contre l'ordre constitué qu'ils ne pouvaient accepter. Mais une semblable dichotomie peut-elle résister? Ou plutôt. les premiers, en passant du tableau abstrait à la forme plus que concrète d'une fourchette ou d'un mixer, arrivaient en réalité a réintégrer l'art de leur temps dans un contexte social, en initiant tout le monde, démocratiquement, a l'appréciation de nouveaux rapports entre forme et usage, tandis que les seconds, retranchés dans la citadelle de dédain, célébrant une protestation purement individuelle, ne devenaient-ils pas finalement ces artistes modèles que la société même contre laquelle ils protestaient apparemment chérissait, des artistes révolutionnaires et angoissés, mais seulement chez eux et sans aucun rapport avec les autres? Ce sont des problèmes qui, à part les« paris » individuels, devront attendre d'être vus dans une perspective historique. Mais que tous, de chaque coté, aient recherché une libération de l'homme de ses habitudes formelles acquises, ceci est vraiment une exigence de rupture des schémas perceptifs. Si les habitudes perceptives nous poussaient à apprécier une forme toutes les fois qu'elle se présentait comme quelque chose d'accompli et de fini, il fallait alors inventer des formes qui au contraire ne laissent jamais l'attention se reposer, mais nous paraissent chaque fois différentes d'elles mêmes C'est ainsi que, tandis que les informels élaboraient un "mouvement" du tableau sur le plan bidimensionnel de la toile, en représentant un espace et une dialectique de signes capables de guider l'œil dans une inspection toujours renouvelable, les inventeurs de formes mathématiques s'essayaient dans la voie de la "mouvementation" tridimensionnelle, en construisant des structures immobiles qui, vues de plusieurs perspectives, paraissaient mutables et changeantes, ou même des structures mobiles, « cinétiques ».
C'est ainsi que tandis que les premiers construisaient des œuvres « ouvertes » dans le sens qu'ils disposaient des « constellations d'éléments aux rapports multiples », les seconds construisaient des œuvres non seulement « ouvertes » mais carrément « en mouvement».
Mais un objet qui bouge, ou il se déplace selon des schémas fixes prévus par un moteur (et il se réduit alors a un prétexte mécanique qui épuise immédiatement ses possibilités d'« improvisation »), ou se déplace parce que sollicité par des forces naturelles, imprévisibles en elles-mêmes, ou vaguement probables par rapport aux possibilités dynamiques de l'objet en tant que structure soumise a des lois physiques déterminées. Ici, à nouveau, la vieille dichotomie: ou la règle mathématique, ou le hasard.
Mais est-il décidément vrai que la règle mathématique et le hasard s'excluent? II y a en effet dans la nature des phénomènes qui arrivent par hasard mais dont on peut cependant prévoir le cours grâce a des règles statistiques qui, justement, mesurent avec une marge suffisante de certitude mathématique la disposition des événements casuels. C'est ainsi que dans les vicissitudes du hasard on peut identifier a posteriori une sorte de programme; aussi existe-t-il des systèmes pour gagner a la roulette. II ne sera donc pas impossible de délimiter avec la pureté linéaire d'un programme mathématique, des « champs des cas possibles» dans lesquels peuvent se vérifier des processus casuels. C'est ainsi que nous aurons une singulière dialectique entre cas et programmes, entre mathématique et hasard, entre conception planifiée et libre acceptation de ce qui arrive, étant donné qu'au fond il n'arrive rien qui ne soit selon de précises lignes formatives prédisposées, qui ne nient point la spontanéité, mais qui la contiennent et lui donnent des directions possibles.
Nous pouvons alors parler d'art programmé: admirer les sculptures cinétiques que l'homme de demain aura chez lui à la place d'estampes anciennes ou de chefs-d'œuvre contemporains reproduits sur toile.
Et si quelqu'un observera que ce n'est pas de la peinture, ni de la sculpture, il ne faudra pas s'en préoccuper. Des maintenant on pourrait ouvrir un concours pour trouver un nom nouveau; mais surtout ne nous laissons pas impressionner par une question de noms.
Un dernier problème se pose enfin: ce n'est pas de la peinture, ce n'est pas de la sculpture, mais est-ce au moins de l'art? Prenez garde, il ne s'agit pas ici de savoir si c'est du « grand art », mais si une opération de ce genre peut faire part, grosso modo, de la catégorie art. En réalité il est toujours fort dangereux d'élaborer une définition de l'art et voir ensuite ce qui peut y être compris ou pas. Une personne avisée fait une analyse historique sociologique de ce qu'une époque, ou civilisation déterminée, entendait par art, et ce n'est qu'après qu'elle cherche une définition qui comprenne aussi le phénomène examiné. On devra donc dire, pour l'instant: « Dans la civilisation occidentale du XXème siècle s'est affirmée une méthode de formation d'objets mobiles — selon une dialectique de règle et de hasard— que le public consommait habituellement comme art, c'est-à-dire en les employant comme stimulus concrets pour des considérations d'ordre formel, pour des satisfactions imaginatives et— souvent— pour des réflexions relevant de l'épistémologie. Ce qui revient à dire que dans le cadre de cette civilisation le plaisir esthétique n'était plus procuré — ou du moins il ne l'était pas toujours- par la considération d'organismes complets ou
complétés, mais par la vision d'organisme qui allaient se complétant indéfiniment Une œuvre n'était donc pas jugée en tant qu'expression d'une loi selon laquelle elle restait immuable intangible, mais en tant que sorte de fonction propositionnelle selon laquelle elle pouvait indéfiniment se transformer, tout en suivant des directions déterminées.
Le critique futur qui élaborera cette définition- et sur cette base il adaptera sa notion de forme et d'art de son époque — ne s'en étonnera en aucune façon, il pensera, et à bon droit, que l'homme du XXeme siècle trouvait plaisir à regarder non plus une forme, mais plusieurs formes simultanées et coexistantes; que cela n'était en aucune façon un indice de dépravation du gout, mais de son adaptation à toute une dynamique perceptive que les nouvelles conditions technologiques et sociales avaient provoquée
Le sourire sur les lèvres, il se souviendra des fréquentes querelles de cette époque entre mère et fils: la première soutenant qu'elle n'arrivait pas à comprendre comment on pouvait lire et en même temps écouter la radio, le deuxième trouvant la chose fort naturelle, parce que, désormais habitué à une gymnastique perceptive qui lui permettait de comprendre et d'apprécier parallèlement deux Gestalt, il pouvait aisément équilibrer son attention (mais la mère, étrangère à semblable éducation, continuait à le soupçonner de mauvaise foi). Notre critique se souviendra de l'homme des siècles passés toujours préoccupé, lorsqu'il marchait, de « regarder ou il mettait ses pieds», et par conséquent de fixer son attention au-devant de lui — à moins qu'il ne s'abandonnait aux mécanismes de l'habitude — parce que sinon il serait tombé dans une flaque, tout comme Thalès plonge dans ses méditations astronomiques. Tandis que l'automobiliste du XXeme siècle avait appris à prêter attention à deux ordres de formes en mouvement: la route se déroulant devant lui, et celle reflétée dans son rétroviseur, derrière lui. Sans compter que s'il avait aussi un rétroviseur fixé sur la partie antérieure gauche, notre homme aurait été capable de percevoir en même temps la route se déroulant derrière lui selon un deuxième axe de perspective: en coordonnant ainsi trois efforts perceptifs tout en goutant le panorama, l'élasticité du moteur que son pied sur la pédale lui révélait, et même en faisant un certain calcul mathématique en suivant continuellement de l'œil le compteur de vitesse, sans jamais— au grand jamais perdre complètement de vue les autres séries de formes en mouvement.
Notre descendant regrettera-t-il la capacité de l'homme d'autrefois qui savait se concentrer sur une seule forme et jouir de ses nervures les plus fines d'un œil affectueux et exclusif? Mais cette possibilité ne nous est point soustraite. Notre critique devra cependant reconnaitre que l'art au XXe siècle devait proposer à l'homme la vision de plusieurs formes simultanément et continuellement en évolution parce que telle était la condition à laquelle sa sensibilité était soumise — et l'aurait été toujours plus. Combien de levers et de couchers de soleil ont vu Titov et Glenn en quelques heures? II n'est point vrai que les formes homologuées par la tradition sont les meilleures parce qu'elles reflètent la stabilité des cycles naturels La stabilité du cycle solaire est un point de repère pour l'homme qui est immobile sur la planète tandis que celle-ci tourne. Mais un homme qui tourne avec elle, et en sens inverse, et à vitesse supérieure? Sa façon de penser, de percevoir, de faire fonctionner ses reflexes changera.
Tant mieux si les géomètres des formes, les planificateurs des poudres de fer, les architectes des sphères juxtaposées, les poètes des moteurs électriques qui mettent en mouvement des rubans colorés, huiles, surfaces de treillis, perspex, feux, plaques, tasseaux, cylindres, l'auront habitué à considérer les formes non pas comme quelque chose qui attend d'être vu, mais comme quelque chose qui se fait tandis que nous le considérons.
Voudra-t-on dire qu'il s'agit d'apparats pour entrainer les astronautes ou leurs fils? Christophe Colomb débarquait en Amérique avec une poignée de galériens, et déjà la façon de penser de l'homme occidental changeait. Pour tout le monde, même pour ceux qui n'auraient jamais abandonné leur village natal. Mais avant même que le monde s'élargit effectivement, les artistes avaient depuis longtemps essayé la voie de la "dolce prospettiva". On ne sait pas exactement comment mais ce fut toujours l'art qui, le premier, à modifié notre façon de penser, de voir, de sentir, avant même, et parfois avec un siècle d'avance que l'on arrivât à comprendre pourquoi.
Umberto Eco, Milan, 1962
ATELIER LE PARC - 2014