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Piazzolla

Par Julio Le Parc - 19 août 1998

 

Quand j’étais jeune, je trouvais très étonnant qu’un compositeur de tangos puisse faire référence à l’art plastique moderne, pas seulement dans le titre de sa chanson (Marron y azul), mais en faisant ressentir la modernité de la création plastique à travers un genre musical si profondément nôtre, en me faisant percevoir avec une certaine clarté : que de soi-même, de ce dont on a hérité, de ce que l’on puise dans son entourage, de ce que l’on ressent, de ce à quoi on aspire, peuvent s’ouvrir, en conjonction avec la création contemporaine, des chemins à soi vers un futur pressenti.

Tout ça, sa musique, m’apportait de l’optimisme dans une situation personnelle de jeune aspirant artiste peintre plus que confuse et incertaine, presque sans issue. De ces choses-là auxquelles on s’attache pour aller de l’avant : « Bientôt viendront des temps meilleurs » ; une pirouette de Chaplin qui transforme le négatif du monde ; un griffonnage sorti de ma main ; Marron y azul qui passe à la radio. Pavés bénis où poser le pied pour commencer à avancer.

 

Il y a eu sa musique dans ce lointain passé, et dans cette lointaine jeunesse pleine d’aspirations qui était en train de se former. Les années passant, ma fascination pour la musique de Piazzolla est allée crescendo. Elle m’a accompagné et m’accompagne toujours dans la solitude tranquille de mon atelier. Son rythme, ses accords, ses sauts, ses séquences, ses insistances, ses accélérations, ses langueurs, ses ponctuations (sans parler de la partie émotive), tout cela créait un parallélisme avec mes propres recherches formelles. Quand je regarde mes œuvres, il arrive à ma mémoire auditive des fragments de « piazzollas » qui sont incrustés en elles, et ces « piazzollas », par une alchimie consentie, sont pour moi partie intégrante de mes œuvres.

 

J’ai eu l’occasion de rencontrer Piazzolla, de le voir en concert, de me trouver en réunion privée tout près de lui, de sentir comment sa musique, qui venait du plus profond de lui, transitait à travers lui, passait par ses mains nerveuses et agiles avec des doigts comme des griffes caressant les touches de son bandonéon, et elle, sa musique, envahissait devant nous tout l’espace alentour. Elle rentrait en remuant tant de choses, en en provoquant d’autres, en créant des illuminations. Sa personnalité était en accord avec ses créations. Aucune tentation de la facilité chez ce

travailleur infatigable ; dans l’œuvre de ce chercheur, de cet archéologue de la musique, les compositions majeures du tango traditionnel prenaient un autre relief, et la musique, avec un grand M, s’enrichissait de ses apports.

 

Dans l’ordre-désordre de mes disques, cassettes, CD, la musique de Piazzolla côtoie celle de Bach, Strauss, Ravel, Debussy, Mahler, Satie, Stravinsky, Bartók, Schönberg, Berg…

On aurait pu faire des choses ensemble. Il avait une idée dans les années 1970 : faire un spectacle écrit par Cortázar, avec une musique de lui, la partie visuelle et la mise en lumière à ma charge et des costumes de Martha. Cette idée m’enthousiasmait beaucoup, mais malheureusement elle ne prit pas forme. Comme ne se concrétisa pas un autre projet, en 1989 et à la demande de la mairie de Buenos Aires, de faire un spectacle visuel-musical-lumineux dans le parc Centenario. J’ai choisi la musique de Piazzolla et travaillé pendant trois mois. Je suis allé rencontrer Piazzolla à Punta del Este et on a travaillé sur le projet. Malheureusement, un changement de personnel à la mairie mit fin au projet.

Par la suite, j’ai pu mettre en musique un spectacle de feux d’artifice à partir de Lo que vendra.

Cette partition m’a été donnée en cadeau par Piazzolla lors d’une visite à mon atelier. Je l’ai prise comme un geste de généreuse amitié et peut-être comme un hommage tacite de sa part pour mon travail.

 

La chaleur humaine de notre dernière accolade est toujours présente. Navigue dans tous les coins dans mon atelier à travers sa musique.

 

 

 

 

ATELIER LE PARC - 2014