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Voulez-vous jouer avec lui ?

Christiane Duparc, - Le Nouvel Adam, décembre 1966.

 

Couronné à trente-huit ans par la Biennale de Venise, Julio Le Parc n'est pas content. « Ce prix, c'est un malentendu. D'ailleurs, je suis contre les prix, contre les "artistes", contre les simagrées du commerce de l'art.» II préfère travailler dans le silence, loin de l'estrade, avec ses amis du Groupe de recherche d'art visuel : trois Argentins et trois Français, qui expérimentent jour après jour, depuis six ans, méthodiquement et quasiment dans l'anonymat, l'alphabet d'un nouveau langage. A Venise, ce fut un beau tollé : on avançait Soto, Lichtenstein, Martial Raysse, on a choisi cet Argentin énigmatique, orgueilleux, inconnu.

 

Ses œuvres? Vous pouvez les juger sur pièces, en ce moment même, à Paris, dans les deux galeries de Denise René : réfractions lumineuses, mobiles suspendus, chaussures instables, tabourets a ressorts, boules qui s'agitent frénétiquement, miroirs déformants, provocations optiques, meubles étranges ou s'agite un délire de matière plastique, c'est tout un capharnaüm qu'il nous propose ou se heurtent violence et douceur, agression et tendresse.

 

Quoi de commun dans toutes ces recherches? Rien. Car le paradoxe de Le Parc, c'est qu'il se refuse obstinément faire une œuvre. Cet homme, qui est admiré, presque vénéré par ses proches ("il a autant d'imagination que Picasso", dit par exemple Sobrino, son coéquipier du G.R.A.V.; «Parmi ceux de sa génération, c'est le plus fort, le plus acharné »), cet homme qu'on accuse de dispersion et qu'on invite de tous cotés a s'en tenir désormais - et fermement- a un seul style reconnaissable, cet homme-la conçoit ses recherches comme une suite de manifestations très différentes les unes des autres, qui n'ont en commun qu'un seul objectif : stimuler notre attention et notre action de spectateurs.« L'art, dit Le Parc, n'est pas un cri d'angoisse et de révolte ni le journal complaisant de nos langueurs. II s'accorde aux découvertes scientifiques les plus récentes, il marche de concert avec les éléments les plus positifs, les plus novateurs de la société moderne.» Et d'expliquer le malaise qu'il ressentit autrefois, aux Beaux- Arts de Buenos Aires, en constatant le caractère autoritaire et a sens unique du monologue artistique. «Un mage s'exprime, une belle âme se déploie, le spectateur est la, bouche bée, passif, recevant le message et n'y pouvant rien changer. Quelquefois on le trompe, on se moque de lui, on l'accable d'anecdotes extra picturales inutiles ("Ce chef-d'œuvre a été peint par l'artiste vêtu d'un costume de chevalier du Moyen Age en 16 minutes 28 secondes" ; ou "Ce bouton collé sur ce relief appartenait au valet d'un marchand de tableaux bien connu et avec lequel l'artiste n'est plus en rapport").»

 

C'est tout cela que Le Parc veut combattre. Son effort vise à minimiser le rôle du créateur, a exalter celui du spectateur, qui devient co-responsable de l'œuvre. Celle-ci est désormais le terrain d'élection d'un dialogue ou peuvent enfin se satisfaire nos désirs refoulés d'expression. Avant d'être une réussite esthétique, elle vaut comme réceptacle de notre intervention.

 A nous de choisir, de réfléchir, de décider.

 

«Un Mondrian, dit Le Parc, c'est parait-il magnifique tant c'est équilibré; son génie, c'est le calcul suprême des proportions. Pourtant, moi, j'ai ajouté quelques centimètres a des Mondrian : il ne s'est rien passé, j'ai prolongé une ligne, déplacé un carré, interverti les couleurs. Ca restait toujours aussi beau. Alors pourquoi toute cette mystique, toute cette religion autour de ces fameuses proportions ? Le génie de Mondrian, c'est d'avoir réduit la peinture à quelques signes, d'avoir résumé le réel à l'horizontale-verticale. II est le pionnier d'une peinture programmée, systématique, ou chaque signe renvoie à d'autres signes d'un alphabet commun, au sein du tableau. Finis le romantisme, le baratin émotionnel : Mondrian propose une méthode d'organisation de la surface et non point une confession sentimentale. La mystique n'à rien faire ici. Ce qui m'a intéressé chez lui, des le début, c'est le nettoyage de l'inutile, l'esprit de système. C'est de là que je suis parti.»

 

Fini aussi le tableau unique, le tableau de chevalet précieusement encadré, amoureusement accroché aux murs du collectionneur, objet d'orgueil et de spéculation. L'œuvre, pour Le Parc, n'a nul besoin d'être originale, elle est indéfiniment multipliable et du même coup accessible a tous, moins chère qu'une TV. II va plus loin : «Il ne s'agit pas, avec les "multiples", de recréer dans chaque appartement le même rapport à sens unique qu'on trouvait naguère au musée. II faut tendre vers le "multiple collectif", la salle de jeu, la manifestation publique, ou des groupes de spectateurs soient engagés simultanément, ou chacun deviendra à la fois acteur et objet du spectacle. Ces labyrinthes, ces salles de jeu, faut les placer dans les casernes, les écoles, les H.L.M., vaincre la solitude des foules et retrouver en quelque sorte les conditions de participation des sociétés primitives.» Dans le labyrinthe que Le Parc et ses amis ont présenté à la dernière Biennale des Jeunes, en 1965, on remarqua beaucoup leurs pancartes impératives : « Défense de ne pas participer, défense de ne pas toucher, défense de ne pas casser. » Au bout de huit jours, plus rien ne fonctionnait. Les visiteurs de cette biennale qui, d'autre part, avaient subi, avant d'arriver à la salle du G.R.A.V., des kilomètres de monotonie tachiste, avaient obéi deux fois plutôt qu'une et tout saccagé. « C'est ce que nous voulions, dit Le Parc : environner les spectateurs, les provoquer, les rendre ensemble propriétaires de nos œuvres, leur permettre, c'est bien leur tour, de s'exprimer.»

 

Le Pop Art prend ses sujets dans la rue et les installe dans le milieu conventionnel des collections et des musées qu'il prétend ridiculiser. Le Parc et son groupe font le contraire. Ils travaillent en laboratoire, puis ils descendent dans la rue. Le 19 avril 1966, avec tout leur arsenal, ils sont allés surprendre les Parisiens, la ou ils se trouvent, a la sortie des métros, des cafés, des cinémas. Le résultat a du les satisfaire puisqu'ils rêvent maintenant de partir en campagne, dans un vieil autobus, et d'aller « activer » les provinciaux. « Nous aménagerons l'intérieur en labyrinthe, nous déploierons a l'extérieur nos panneaux et nos œuvres. Nous irons dans les foires, ou bien nous suivrons les étapes d'un chanteur connu; on distribuera des tracts pour expliquer nos intentions, pour mettre en évidence le divorce du public et de la peinture, pour souligner le coté fermé, antipopulaire de l'art actuel. On nous prendra pour des forains ? Pourquoi pas ? Ce qui importe, c'est de sortir en fin de l'éternel circuit ou l'Art - l'Art exquis, l'Art précieux - meurt lentement de son narcissisme.»

 

Christiane Duparc,

 

Le Nouvel Adam, décembre 1966.

 

 

 

 

 

 

ATELIER LE PARC - 2014